Enlil

dieu mésopotamien

Enlil (en sumérien), ʿĒllil (en akkadien), est l'un des dieux principaux de la religion mésopotamienne antique. Peut-être à l'origine une divinité liée au vent, il est considéré durant la seconde moitié du IIIe millénaire av. J.-C. et une majeure partie du IIe millénaire av. J.-C. comme le roi des dieux, divinité suprême du panthéon mésopotamien. C'est lui qui par ses décisions attribue la suprématie aux rois humains, qui lui accordent donc une place de choix dans leurs offrandes et leurs inscriptions commémoratives. Enlil n'est que rarement le personnage principal des mythes, mais il y joue souvent un rôle important en tant que chef des dieux. La ville où se trouve le grand temple d'Enlil, Nippur, en a tiré un grand prestige religieux et culturel, sans jamais être elle-même l'origine d'une dynastie puissante.

Enlil
Dieu de la mythologie mésopotamienne
Statuette d'Enlil, Musée national d'Irak, 1800-1600 av. J.-C.
Statuette d'Enlil, Musée national d'Irak, 1800-1600 av. J.-C.
Caractéristiques
Nom akkadien Ellil
Fonction principale Dieu souverain, dieu du destin et de la royauté, dieu du vent (?)
Lieu d'origine Mésopotamie
Période d'origine Antiquité mésopotamienne
Parèdre Ninlil
Culte
Région de culte Mésopotamie
Temple(s) Nippur (Ekur)
Symboles
Nombre 50

Origines et fonctions

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Le nom sumérien d'Enlil est constitué des termes « Seigneur » (en) et « Air »/« Vent »/« Souffle » (líl). Si on suit cette étymologie, Enlil serait à l'origine une divinité liée au vent, peut-être au vent du printemps qui assure le retour de la végétation. De là découlerait aussi l'aspect colérique, impétueux et parfois sombre qu'a parfois ce dieu dans la mythologie[1]. Le terme LÍL peut en fait être compris comme l'atmosphère, espace entre le ciel et la surface de la terre[2], suivant la cosmologie sumérienne qui attribue le Ciel (an) comme résidence au dieu Anu, le monde inférieur (ki, plus précisément l'Apsû, monde des eaux souterraines) comme résidence du dieu Enki, laissant donc ce qui est entre les deux au dieu Enlil, c'est-à-dire l'espace des humains (ce qui serait alors lié à sa fonction de divinité suprême).

Mais comme souvent avec les divinités sumériennes cette interprétation est peut-être venue tardivement dans le développement de cette figure divine, et plusieurs chercheurs ont dernièrement rejeté l'idée que ce dieu soit lié à l'origine au vent mais plutôt une divinité universelle sans attribut ni lieu d'attache spécifique. L'identification du sens du terme líl est assez incertaine puisqu'il peut signifier d'autres choses. Les liens d'Enlil avec le vent sont impossibles à déterminer avec certitude, puisque la colère de plusieurs dieux est comparée à des vents violents sans que le vent ne soit leur attribut[3]. La question de l'origine d'Enlil est donc très incertaine, d'autant plus qu'il n'est pas forcément originaire de la ville où se trouve son lieu de culte principal, Nippur, dont le véritable dieu tutélaire serait Ninurta qui est plus attesté dans les serments prêtés dans cette ville aux périodes archaïques, ce qui est couramment un moyen de repérer la divinité tutélaire d'une ville[4].

Les plus anciennes attestations du nom d'Enlil écrit en cunéiforme n'utilisent pas la variante en.líl, mais plutôt en.é, ce qui signifierait littéralement « Maître de la maison ». Une origine sémitique a pu être proposée, sur la base du nom courant du dieu en pays sémitique, Ellil : dans ce cas son nom pourrait être formé par le dédoublement du terme signifiant dieu (ilu, donnant illilu ou ilili, « Dieu des dieux » ?) ce qui renforcerait l'idée d'une origine en tant que dieu universel et souverain ; mais si on garde l'opinion la plus courante qui veut que son nom soit sumérien, alors la forme Ellil n'est que sa sémitisation (par assimilation du n au l, ce qui est très courant en akkadien)[5].

Finalement, quelles que soient ses origines Enlil a acquis au cours du temps comme d'autres divinités un caractère composite, et plusieurs fonctions. Dans le Chant de la houe, qui lui attribue la création de cet objet (donc une fonction agricole ?), il sépare le Ciel de la Terre, acte créateur du Monde d'après les cosmogonies mésopotamiennes. Il a donc des aspects créateurs et démiurgiques, et également fécondateurs dans les mythes relatant son union et son accouplement avec une déesse (Enlil et Ninlil et Enlil et Sud). Un texte isolé le présente également comme un marchand[6]. Enlil est souvent surnommé « Grande montagne », tandis que son temple à Nippur s'appelle « Maison-Montagne », ce qui peut impliquer un lien avec les montagnes, notamment celles du Zagros situées à l'est de Sumer[3]. Mais finalement, Enlil apparaît avant tout comme une divinité suprême, le roi des dieux.

Le roi des dieux, le dieu de la royauté

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Enlil et Ninlil sur une sculpture murale du 2e millénaire av. J-C à Suse (Iran) (conservée au Musée du Louvre)

Enlil est avant tout présent dans les textes en tant que divinité souveraine suprême, qui dirige le monde divin et celui des humains qui sont à la surface de la Terre. Il est le roi des dieux, et par là de toutes les choses existant dans le monde. À ses côtés se trouvent le dieu Anu, couramment présenté comme son père, qui règne sur le Ciel, et son frère Enki, qui règne sur le monde souterrain de l'Abîme, occupant une position subalterne (une sorte de « vizir » d'Enlil selon J. Bottéro)[7]. Ils forment ensemble la « triade » du panthéon mésopotamien tel qu'il est connu pour la période allant de 2500 à 1100 av. J.-C. Les autres grandes divinités mésopotamiennes sont liées à Enlil : avec son épouse la déesse Ninlil, il a donné naissance à Ishkur/Adad, Nanna/Sîn (lui-même père d'Inanna/Ishtar et Utu/Shamash), Ninurta, Nergal. De cette parenté et de sa position supérieure vient l'une des épithètes des plus courants d'Enlil, celui de « Père des dieux »[3],[8].

Un bel Hymne à Enlil (ou Enlil dans l'Ekur, car il célèbre le dieu et son sanctuaire) en sumérien, décrit les fonctions et la place d'Enlil dans le cosmos, en commençant par son rôle de souverain et de maître des destinées :

« Enlil ! son autorité porte loin, sa parole est sublime et sainte ! Ce qu'il décide est imprescriptible : il assigne à jamais les destinées des êtres ! Ses yeux scrutent la terre entière, et son éclat pénètre au fin fond du pays ! Lorsque le vénérable Enlil s'installe en majesté sur son trône sacré et sublime, lorsqu'il exerce à la perfection ses pouvoirs de Seigneur et de Roi, spontanément les autres dieux se prosternent devant lui et obéissent sans discuter à ses ordre ! Il est le grand et puissant souverain, qui domine le Ciel et la Terre, qui sait tout et comprend tout !. »

— Hymne à Enlil, l. 1-12[9].

De façon originale et intéressante, l’Hymne à Enlil explique ensuite que le monde tel qu'il est n'existerait pas en l'absence de cette divinité suprême car il serait désordonné, n'aurait aucun des cadres nécessaires à l'épanouissement de la civilisation :

« Sans Enlil la Grande-Montagne, aucune ville n'aurait été construite, aucun habitat n'aurait été érigé ; aucun enclos à bétail n'aurait été construit, aucune bergerie n'aurait été établie ; aucun roi n'aurait été élevé, aucun seigneur ne serait né ; aucun grand-prêtre ou grande-prêtresse n'accomplirait l'extispicine ; les soldats n'auraient pas de généraux ou capitaines. »

— Hymne à Enlil, l. 109-114[10].

Plus loin encore c'est la puissance de la parole du dieu (donc de ses décisions) qui est louée :

« Tu es, ô Enlil, un seigneur, un dieu, un roi. Tu es le juge qui prend les décisions pour le ciel et la terre. Ta parole élevée est lourde comme le ciel, et il n'y a personne qui puisse la soulever. Les dieux Annuna [...] à ta parole. Ta parole est lourde au ciel, une fondation sur la terre […]. Quand elle concerne les cieux, elle apporte l'abondance : l'abondance va se déverser depuis les cieux. Quand elle concerne la terre, elle apporte la prospérité : la terre produira la prospérité. »

— Hymne à Enlil, l. 139-149[11].

La primauté dans le monde divin est l'élément le plus caractéristique d'Enlil dans les textes mythologiques, où il est rarement le personnage principal mais joue toujours un rôle en tant que roi des dieux. Plusieurs récits évoquent les voyages qu'effectuent d'autres dieux sumériens (Enki, Nanna et Pabilsag) qui viennent rendre visité à Enlil dans sa ville de Nippur pour lui rendre hommage, récits qui sont peut-être liés à des rituels ayant effectivement lieu[12],[13]. Paradoxalement, l'un des seuls mythes dont il est l'acteur principal, l'atypique Enlil et Ninlil, souligne les limites de son pouvoir : il viole la déesse Ninlil, et se retrouve condamné à l'exil par les autres dieux en raison de son pêché qui le frappe d'impureté (sans remettre en cause sa primauté)[14]. On a souvent souligné son caractère particulièrement impétueux voire violent dans ces mythes. Dans les différentes versions du Déluge mésopotamien (Atrahasis, « Genèse d'Eridu », Épopée de Gilgamesh) il déclenche le fléau qui supprime quasiment tous les humains. Mais à l'inverse d'autres textes non mythologiques (hymnes et prières) mettent en avant son aspect bienveillant. Enlil est en fait le propriétaire des tablettes de la destinées grâce auxquelles il préside aux destinées du monde[15]. Le Mythe d'Anzû relate comment le démon Anzû a dérobé ces tablettes à Enlil alors qu'il se baignait, et comment Ninurta réussit à le vaincre pour les restituer à leur propriétaire[16].

La position dominante d'Enlil se retrouve dans les textes officiels dès l'époque des dynasties archaïques, comme à Lagash : ainsi l'inscription du cône d'En-metena (v. 2400 av. J.-C.), évoquant le triomphe de Lagash sur sa rivale Umma, la transpose en terme théologiques comme la victoire du grand dieu de la première, Ningirsu, mais fait clairement de celui-ci le subordonné d'Enlil, qui tranche en dernier lieu les conflits entre les cités (donc les dieux) du pays de Sumer :

« Enlil, roi de tous les pays, Père de tous les dieux, en son décret inébranlable, avait délimité la frontière entre Ningirsu (le dieu de Lagash) et Shara (le dieu d'Umma). Mesilim, roi de Kish, la traça sous l'inspiration du dieu Ishtaran et érigea une stèle en ce lieu. Mais Ush, l'ensi d'Umma, violant à la fois la décision divine et la promesse humaine, arracha la stèle de la frontière et pénétra dans (le district de) la Plaine de Lagash. Alors Ningirsu, le champion d'Enlil, suivant la prescription de ce dernier, déclara la guerre aux gens d'Umma. Sur l'ordre d'Enlil, il jeta sur eux le Grand Filet et établit dans (le district de) la Plaine les tumuli funéraires (honorant ses morts). »

— Extrait du cône d'En-metena[17].

Enlil peut avoir un rôle bénéfique pour les humains ou bien châtier ceux qui lui ont déplu. Cela explique son aspect destructeur : dans le récit de la Malédiction d'Akkad, il se venge de l'impiété du roi Naram-Sîn d'Akkad qui a détruit son grand temple l'Ekur en envoyant contre lui les hordes de barbares Gutis qui détruisent son royaume[18] :

« Enlil, la tornade rugissante qui subjugue le pays entier, le déluge ascendant qui ne peut être affronté, songea à ce qui devait être détruit en retour du saccage de son bien-aimé Ekur […]. Enlil fit sortir des montagnes ceux qui ne ressemblent à aucun autre peuple, qui ne font pas partie du Pays (de Sumer), les Gutis, un peuple qui n'a pas de morale, qui a un esprit humain mais des instincts canins et des traits simiesques. Comme des oiseaux ils ont fondu sur le sol en grandes nuées. À cause d'Enlil, ils ont étendu leurs bras sur la plaine comme un filet pour animaux. Rien n'échappait à leur étreinte, personne ne se soustrayait à leur prise. »

— Malédiction d'Akkad, version paléo-babylonienne, l. 149-161[19].

Pareillement, la Lamentation sur la chute de Sumer et d'Ur explique la fin de la Troisième dynastie d'Ur par la perte de l'appui d'Enlil[20]. Ce dieu préside donc aux destinées de l'humanité, et plus précisément des royaumes qui suivant l'idéologie mésopotamienne exercent leur suprématie durant une période donnée. Il donne et retire aux rois le pouvoir de diriger, et c'est pour cela qu'il est particulièrement important dans l'idéologie royale mésopotamienne, ce qui lui vaut de figurer aux premiers rangs dans les inscriptions commémorant les accomplissements cultuels des rois (constructions de temples et offrandes)[21].

Le pouvoir suprême d'Enlil est tellement attaché à sa personne que les Mésopotamiens ont construit un terme à partir du nom du dieu pour le désigner : ellilūtu (ou illilūtu, et ellilatu quand il s'agit d'une déesse)[22]. Ce terme peut donc se traduire par « pouvoir d'Enlil » ou bien « suprématie divine ». Plusieurs textes commémorant d'autres dieux leur confèrent ce pouvoir, ce qui signifie que dans l'esprit de leur rédacteur le pouvoir suprême qu'exerçait Enlil leur a été transféré. Cela concerne particulièrement Marduk, le dieu de Babylone qui a supplanté Enlil en tant que divinité suprême de la Basse Mésopotamie dans le courant de la fin du IIe millénaire av. J.-C., ce qui est commémoré par l’Épopée de la Création décrivant l'ascension du dieu babylonien et la façon dont il reprend en fin de compte les caractéristiques d'Enlil. Lors de la fête babylonienne du Nouvel An, le trône d'Enlil était voilé pour signifier la perte de sa supériorité. Ce transfert du pouvoir suprême concerne à la même période le dieu Assur, divinité suprême du royaume d'Assyrie qui a de longue date repris des traits du dieu Enlil[21].

Nippur et l'Ekur, résidence terrestre d'Enlil

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Qu'il en soit ou non la divinité tutélaire à l'origine[4], dans les sources textuelles dont on dispose il est manifeste que Nippur (sumérien Nibru, aujourd'hui le site de Nuffar) est la ville d'Enlil ; à partir du début du IIe millénaire av. J.-C., son nom est d'ailleurs souvent écrit par le logogramme EN.LÍLKI, ce qui peut être lu « Ville d'Enlil »[23]. Le grand temple d'Enlil dans cette cité est appelé Ekur, « Maison-Montagne » (é.kur)[24]. Suivant les conceptions religieuses mésopotamiennes reflétées par son nom cérémoniel, il est conçu comme étant la résidence terrestre du dieu, dont la présence est attestée par sa statue de culte qui est centrale dans le culte.

L'origine de l'Ekur est difficile à déterminer. Il pourrait avoir été construit dans le courant de la première moitié du IIIe millénaire av. J.-C., les plus anciens travaux connus ayant été accomplis sous le patronage du roi Mesannepada d'Ur vers le milieu de ce millénaire, période pour laquelle on sait par les tablettes exhumées à Fara et Abu Salabikh qu'Enlil figure déjà parmi les grandes divinités de Basse Mésopotamie[25]. Ce sanctuaire devient progressivement l'un des plus importants de cette région, voire le plus important, les cités sumériennes ayant peut-être organisé l'approvisionnement de son culte de façon collective sous une forme d’amphictyonie. Les prêtres de l'Ekur commencent à mettre au point une « théologie » propre à leur ville dans laquelle Enlil occupe une place majeure[26], et à la fin de la période des dynasties archaïques (c. 2400 av. J.-C.) elle atteint un stade de prééminence[27].

Sous l'Empire d'Akkad qui exerce ensuite son hégémonie sur la Mésopotamie, l'Ekur reçoit l'attention des souverains qui font reposer leur légitimité sur le fait qu'ils sont les élus d'Enlil. C'est en particulier le cas Naram-Sîn, qui fait reconstruire le temple, comme nous l'apprennent les tablettes de cette période : il fait notamment réaliser une porte monumentale à la décoration somptueuse, avec des statues et ornements en cuivre, or et argent. Le reste de la documentation de cette période concerne la gestion du sanctuaire et de son vaste domaine, qui est séparée de celle du reste de la ville de Nippur[28]. La tradition mésopotamienne postérieure, celle de la Malédiction d'Akkad déjà évoquée, considère au contraire que ce roi a détruit ce temple.

 
Plan de l'Ekur : 1. Ziggurat 2. « Temple cuisine » 3. Chapelle de la cour sud-est.

C'est sous la troisième dynastie d'Ur (c. 2112-2004 av. J.-C.) que la prééminence de l'Ekur sur les autres grands sanctuaires sumériens est incontestée. Ur-Nammu fait à son tour agrandir le sanctuaire, et y fait construire une ziggurat, nommée « Maison-lien du Ciel et de la Terre » (é.dur.an.ki). Le sanctuaire d'Enlil est alors regroupé dans une enceinte sacrée organisée autour de deux grandes cours, la première comprenant une chapelle ; la seconde cour comprenant la ziggurat et un petit édifice destiné à la préparation des offrandes alimentaires (appelé « temple-cuisine »). L'emplacement exact de la chapelle abritant la statue de culte d'Enlil n'est pas clair ; elle se trouvait peut-être dans le temple construit au sommet de la ziggurat[29]. Le rôle cosmique du sanctuaire est célébré dans l'hymne Enlil dans l'Ekur :

« Enlil, quand tu as délimité les espaces sacrés, tu as aussi construit Nippur, ta propre ville. Tu [...] le Ki-ur, la montagne, ton lieu pur. Tu y as fondé le Dur-an-ki, au milieu des quatre rives de la terre. Son sol est la vie du Pays (de Sumer), et la vie de tous les pays étrangers. Ses briques sont d'un rouge brillant, ses fondations sont en lapis-lazuli. Tu l'as fait scintiller au loin dans Sumer, comme si c'était les cornes d'un taureau sauvage. Il fait trembler de crainte les pays étrangers. Pendant ses grandes fêtes, les gens passent leur temps dans l'abondance. »

— Enlil dans l'Ekur, l. 65-73[30].

Nippur est une des résidences des rois d'Ur III, qui semblent s'être fait couronnés dans l'Ekur, marquant ainsi le fait qu'ils avaient été élus par Enlil pour exercer la royauté. Ils pourvoient ce dieu et sa parèdre Ninlil en riches offrandes rappelées dans leurs noms d'années (les années étant alors nommées en fonction des événements jugés les plus marquants qui avaient eu lieu l'année précédente), et des hymnes dont Shulgi et la barque de Ninlil, célébrant la construction d'une barque sacrée par le roi Shulgi pour la déesse et la procession festive qui s'ensuit[31].

Après l'effondrement du royaume d'Ur, Nippur reste le principal centre religieux de Basse-Mésopotamie. Aucun souverain n'arrivant à exercer une hégémonie durable durant les deux premiers siècles du IIe millénaire av. J.-C., marqués en particulier par la rivalité entre Isin et Larsa, la domination de cette ville devient un enjeu symbolique majeur, car le roi dominant Nippur et se faisant couronner dans l'Ekur pouvait prétendre à un avantage car il recevait la bénédiction d'Enlil[32]. Quand c'est Babylone qui réussit à exercer l'hégémonie sur la Mésopotamie dans les années 1760 sous l'impulsion de Hammurabi, la prééminence d'Enlil n'est pas remise en question, mais l'abandon de Nippur (avec la autres grandes cités sumériennes) après 1720 pour des raisons économiques, écologiques et peut-être en partie politiques précipite le déclin du culte de l'Ekur.

Durant les années de son apogée durant les derniers siècles du IIIe millénaire av. J.-C. et le début du IIe millénaire av. J.-C., l'Ekur est dirigé par un clergé particulièrement influent dont les écrits ont souvent triomphé sur les « théologies » des autres grands centres religieux sumériens, Nippur étant alors un centre intellectuel et scolaire de premier plan qui a exercé une influence considérable sur la tradition religieuse et lettrée mésopotamienne. Le personnel cultuel d'Enlil est dirigé par un grand-prêtre ou prêtresse (en), suivi par un autre personnage important au rôle mal déterminé, le lagar. Plusieurs spécialistes du culte viennent ensuite, notamment ceux chargés des rituels d'offrande aux statues de culte symbolisant la présence réelle des divinités dans le temple : les purificateurs (išib) qui assurent la pureté de la statue et des objets des dieux (trône, bateau, etc.), les spécialistes des offrandes alimentaires et prières (nueš), les personnes préposées aux vêtements et rites de lustration (gudug)[33]. L'administration du temple, notamment la gestion de son vaste domaine agricole, était placée sous la responsabilité d'un grand administrateur (sanga) qui semble avoir disposé d'une relative autonomie par rapport aux gouverneurs de Nippur.

Le culte de l'Ekur reprend sous la domination des rois kassites de Babylone après 1400 av. J.-C., période durant laquelle Enlil perd peu à peu sa prééminence face à Marduk[34]. Il n'empêche que Nippur reste une cité prospère et l'Ekur avec elle, et reste un des principaux lieux de culte du sud mésopotamien durant le millénaire suivant.

Aux époques néo-babylonienne (626-539 av. J.-C.) et perse (539-331 av. J.-C.), l'administration de l'Ekur, dirigée par une assemblée collégiale de prêtres, centralise même le culte des autres temples de Nippur[35]. Le fonctionnement du culte est attesté jusqu'au IIe siècle av. J.-C. sous la domination des Séleucides, après quoi l'Ekur connaît un déclin, que ne partage pas Nippur qui au contraire est en phase de croissance durant les premiers siècles de notre ère. C'est sous les Parthes (125 av. J.-C.-224 ap. J.-C.) que la fin de ce sanctuaire est entérinée par l'érection d'une forteresse sur ses ruines.

Notes et références

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  1. (en) Thorkild Jacobsen, The Treasures of Darkness: A History of Mesopotamian Religion, New Haven, 1976, p. 98-104 ; Joannès 2001, p. 283-284.
  2. Bottéro et Kramer 1989, p. 61 et 105
  3. a b et c Black et Green 1998, p. 76
  4. a et b D. Charpin, « Compte-rendu de P. Steinkeller, Sale Documents of the Ur III-Period », dans Revue d'assyriologie et d'archéologie orientale 84/1, 1990, p. 92-93. (de) W. Sallaberger, « Nippur als religiöses Zentrum Mesopotamiens im historischen Wandel », dans G. Wilhelm (dir.), Die orientalische Stadt: Kontinuität, Wandel, Bruch. 1. Internationales Colloquium der Deutschen Orient-Gesellschaft, Halle (Saale) 9.-10. Mai 1996, Sarrebruck, 1997, p. 152-153, pense que cela reflète plutôt une situation particulière liée à la dynastie d'Akkad et qu'en général Enlil est bien le dieu tutélaire de Nippur.
  5. Voir les discussions de (en) P. Michalowski, « The Unbearable Lightness of Enlil », dans J. Prosecky (ed.), Intellectual Life of the Ancient Near East, Prague, 1998, p. 237–247 et (en) P. Steinkeller, « On Rulers, Priests, and Sacred Marriage: Tracing the Evolution of Early Sumerian Kingship », dans K. Watanabe (dir.), Priests and Officials in the Ancient Near East, Heidelberg, 1999 p. 114. Contra (en) Th. Jacobsen, « The líl of dEn-líl », dans H. Behrens, D. M. Loding et M. Roth (dir.), DUMU-É-DUB-BA-A: Studies in Honor of Åke W. Sjöberg, Philadelphiae, 1989, p. 267-276.
  6. (en) M. Civil, « Enlil, the Merchant: Notes to CT 15 10 », dans Journal of Cuneiform Studies 28/2, 1976, p. 72-81
  7. Bottéro et Kramer 1989, p. 64-65
  8. Joannès 2001, p. 283
  9. J. Bottéro, Mésopotamie, L'écriture, la raison et les dieux, Paris, 1997, p. 377-378. « (en) Traduction en anglais sur ETCSL » (repris dans Black et al. 2004, p. 321).
  10. « (en) Traduction en anglais sur ETCSL » (repris dans Black et al. 2004, p. 323-324).
  11. « (en) Traduction en anglais sur ETCSL » (repris dans Black et al. 2004, p. 324).
  12. Black et Green 1998, p. 112
  13. Bottéro et Kramer 1989, p. 128-150
  14. Bottéro et Kramer 1989, p. 105-115
  15. Black et Green 1998, p. 173
  16. Bottéro et Kramer 1989, p. 389-418
  17. Traduction de S. N. Kramer, L'Histoire commence à Sumer, Paris, 1994 (1re éd. 1986), p. 68, avec corrections issues de (en) D. Frayne, The Royal inscriptions of Mesopotamia : Early periods, vol. 3/1, Presargonic Period (2700–2350 BC), Toronto, 2008, p. 195-196.
  18. Black et al. 2004, p. 116-125
  19. « (en) Traduction en anglais sur ETCSL »
  20. Black et al. 2004, p. 127-141 ; voir aussi p. 100.
  21. a et b Joannès 2001, p. 285
  22. (en) The Assyrian Dictionary of the Oriental Institute of the University of Chicago, Volume 7 I-J, Chicago, 1960, p. 85-86 ; (de) W. von Soden, Akkadisches Handwörterbuch, Band I. A-L, Wiesbaden, 1965, p. 203-204.
  23. Sur cette question : (en) P. Steinkeller, « More on the archaic writing of the name Enlil/Nippur », dans A. Kleinerman et J. Sasson (dir.), Why Should Someone Who Knows Something Conceal It? Cuneiform Studies in Honor of David I. Owen on His 70th Birthday, Bethesda, 2010, p. 239-243.
  24. F. Joannès, « Ekur », dans F. Joannès (dir.), Dictionnaire de la civilisation mésopotamienne, Paris, 2001, p. 270-272
  25. Sur l'histoire archaïque du culte d'Enlil : (en) X. Wang, The Metamorphosis of Enlil in Early Mesopotamia, Münster, 2011.
  26. Notamment visible dans les mythes sur la création du monde, cf. J. Van Dijk, « Le motif cosmique dans la pensée sumérienne », dans Acta Orientalia 28, 1964, p. 1-59 et (de) M. Dietrich, « Die Kosmogonie in Nippur und Eridu », dans Jahrbuch für Anthropologie und Religionsgeschichte 5, 1984, p. 155-184.
  27. (de) G. Selz, « Enlil und Nippur nach präsargonischen Quellen », dans M. de Jong Ellis (dir.), Nippur at the Centennial, Papers Read at the 35e Rencontre Assyriologique Internationale, Philadelphie, 1992, p. 189-225
  28. (en) A. Westenholz, Old Sumerian and Old Akkadian Texts in Philadelphia, part II: The 'Akkadian' Texts, the Enlilemaba Texts, and the Onion Archive, Copenhague, 1987
  29. (en) D. E. McCown et R. C. Haines, Nippur I: Temple of Enlil, Scribal Quarter, and Soundings, Chicago, 1967, p. 32-33.
  30. « (en) Traduction en anglais sur ETCSL » (repris dans Black et al. 2004, p. 323).
  31. Black et al. 2004, p. 113-116
  32. (de) F. R. Kraus, « Nippur und Isin nach altbabylonischen Rechtsurkunden », dans Journal of Cuneiform Studies 3, 1951, p. 37-39 ; M. Sigrist, « Nippur entre Isin et Larsa de Sin-iddinam à Rim-Sin », dans Orientalia Nova Series 46, 1977, p. 363-374.
  33. (en) J. G. Westenholz, « The Clergy of Nippur: The Priestess of Enlil », dans M. de Jong Ellis (dir.), Nippur at the Centennial, Papers Read at the 35e Rencontre Assyriologique Internationale, Philadelphie, 1992, p. 297–310
  34. (en) W. G. Lambert, « Nippur in Ancient Ideology », dans M. de Jong Ellis (dir.), Nippur at the Centennial, Papers Read at the 35e Rencontre Assyriologique Internationale, Philadelphie, 1992, p. 119-126 ; (en) J. S. Tenney, « The Elevation of Marduk Revisited: Festivals and Sacrifices at Nippur during the High Kassite Period », dans Journal of Cuneiform Studies 68, 2016, p. 153-180
  35. (en) P.-A. Beaulieu, « The Brewers of Nippur », dans Journal of Cuneiform Studies 47, 1995, p. 85-96

Bibliographie

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  • (en) J. Black et A. Green, Gods, Demons and Symbols of Ancient Mesopotamia, Londres,
  • F. Joannès, « Enlil », dans F. Joannès (dir.), Dictionnaire de la civilisation mésopotamienne, Paris, , p. 283-285
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