Félicia ou Mes Fredaines (1778)
Bibliothèque des curieux (p. 13-15).


PREMIÈRE PARTIE




CHAPITRE PREMIER


Échantillon de la pièce.


Quoi ! c’est tout de bon, me disait, il y a quelque temps, un de mes anciens favoris, vous écrivez vos aventures et vous vous proposez de les publier ! — Hélas, oui, mon cher : cela m’a pris tout d’un coup comme bien d’autres vertiges, et vous savez que je ne m’amuse guère à me contrarier. Il faut tout dire, je ne me prive jamais de choses qui me font plaisir. — Vous en avez donc beaucoup à composer votre roman ? — Beaucoup : je vais passer et repasser mes folies en parade, avec la satisfaction d’un nouveau colonel qui fait défiler son régiment un jour de revue ; ou, si vous voulez, d’un vieil avare qui compte et pèse les espèces d’un remboursement dont il vient de donner quittance. — C’est beaucoup dire, mais, entre nous, quel est votre but en écrivant ? — De m’amuser. — Et de scandaliser l’univers ! — Les gens trop susceptibles n’auront qu’à ne pas me lire. — Ils y seront forcés, car votre petite vie… — Courage, monsieur, dites-moi des injures… Mais vous avez beau me blâmer, je veux griffonner, et si vous me mettez de mauvaise humeur… — Oh ! oh ! des menaces ! Et que ferez-vous ? — Un petit présent ; c’est à vous que je dédierai mon livre, à vous ; bien entendu qu’il y aura au frontispice, en toutes lettres, votre nom et vos qualités. — Le tout serait noir… Mais je me rétracte, belle Félicia. Oui, j’avais tort. Il est bien maladroit à moi de n’avoir pas senti d’abord toute l’utilité d’un ouvrage tel que celui dont vous vous occupez. — À la bonne heure, présentement je suis contente de vous. — Et puis-je me flatter que voudrez bien le dédier à quelque autre ?…

Sa frayeur était amusante : il me vint une idée qui me fit rire de bon cœur. Le rire est contagieux pour tout le monde : les larmes le sont pour les femmes en particulier ; mon marquis (c’en était un) rit donc avec moi sans savoir encore à quoi je devais mes joyeuses convulsions ; il fallut ensuite le lui apprendre. — Je pensais, lui dis-je, que si j’étais dans le cas d’user de ressources, pour ne pas manquer de… vous m’entendez ? il y aurait moyen de rançonner tous les hommes de ma connaissance, en les menaçant, comme vous, d’une dédicace. Pour en être à l’abri, l’un serait taxé à dix corvées, l’autre à vingt, tel à plus, tel à moins, selon mon caprice ou les facultés de chacun. Ce serait, comme tout à l’heure avec vous, à qui ne serait pas le mécène de mon ouvrage. Hein ! Vous sentez où cela va ? Qu’en pensez-vous ? Ne ferais-je pas une belle récolte ? — La spéculation est admirable. Les pauvres gens ! Je vous connais, vous ne manquerez pas d’exécuter l’heureux projet dont votre imagination vient d’accoucher. Nous serons tous rançonnés. — En serez-vous fâché, marquis ? — Bien au contraire, et pour vous le prouver, je vais me racheter sur-le-champ… Il le fit. — Mais, lui dis-je ensuite, ne voyez-vous pas, mon cher, que pour que mon idée bizarre pût me devenir bonne à quelque chose, il faudrait que je ne fusse plus ni jeune ni belle, car maintenant, Dieu merci, je n’en suis pas encore à prendre les gens au collet. — Il s’en faut tout. — Eh bien donc si j’étais vieille et laide, ceux à qui je serais dans le cas de dédier auraient aussi vieilli, et je n’aurais plus à tirer que sur des infirmes la plupart insolvables. — En effet, et à qui dédierez-vous donc ? — À la galante jeunesse, aux amateurs des folies dont vous me connaissez l’amour ; et je recevrai tous les hommages de reconnaissance qu’on voudra bien m’offrir. — De mieux en mieux. Voilà ce qui s’appelle aller au solide. Dans ce cas, je retiens un exemplaire, et vous allez trouver bon que je dépose un acompte du prix de ma souscription. Il le fit.

Combien d’auteurs envieront mon sort ! on me paie d’avance, et les pauvres diables ont, les trois quarts du temps, bien de la peine à retirer quelque faible rétribution de leurs ouvrages, après y avoir mis la dernière main.



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