Traduction par Alexandre Dumas.
Michel Lévy (Tome 1 et 2p. 247-259).

XXI

Pendant qu’on prenait ces mesures en faveur de Cédric et de ses compagnons, les hommes armés qui avaient saisi ces derniers entraînaient leurs captifs vers l’endroit fortifié où ils comptaient les emprisonner. Mais l’obscurité se faisait rapidement, et les sentiers de la forêt ne paraissaient qu’imparfaitement connus des maraudeurs. Ils furent donc obligés de faire plusieurs longues haltes, et de revenir une fois ou deux sur leurs pas pour reprendre la direction qu’ils voulaient suivre.

La nuit s’était écoulée, et l’aube avait paru avant qu’ils se fussent bien assurés qu’ils étaient dans le bon chemin ; mais la confiance revint avec la lumière, et la cavalcade chemina dès lors avec rapidité.

Pendant ce temps, le dialogue suivant eut lieu entre les deux chefs des bandits :

— Il est temps que tu nous quittes, sire Maurice, dit le templier à de Bracy, afin de préparer la seconde partie de l’expédition. Tu dois, tu le sais bien, remplir le rôle de chevalier libérateur.

— J’ai changé d’avis, dit de Bracy, et je ne te quitterai pas que l’objet de notre stratagème ne soit mis en sûreté dans le château de Front-de-Bœuf. Là, je paraîtrai devant lady Rowena sous ma forme naturelle, et j’espère qu’elle attribuera à la véhémence de ma passion ce qu’il y a eu de violence et de brutalité dans ma conduite.

— Et qu’est-ce qui t’a fait changer de plan, de Bracy ? demanda le chevalier du Temple.

— Cela ne te regarde en rien, répondit son compagnon.

— J’espère toutefois, sire chevalier, dit le templier, que ce revirement de projet ne provient d’aucuns soupçons contre mon honneur, ainsi que Fitzurze s’était efforcé de vous en faire concevoir.

— Mes pensées sont à moi, répondit de Bracy ; le diable rit, dit-on, quand un voleur en vole un autre, et nous savons que, quand même il lancerait le feu et le soufre, jamais il n’empêcherait un templier de suivre son penchant.

— Ou le chef d’une compagnie franche, répondit le templier, de craindre, de la part d’un ami et d’un camarade, la mauvaise foi qu’il pratique envers les autres.

— Ceci est une récrimination stérile et dangereuse, répondit de Bracy ; il suffit de dire que je connais les mœurs des chevaliers de l’Ordre du Temple, et je ne veux pas te donner l’occasion de me duper en t’emparant de la belle proie pour laquelle j’ai couru tant de risques.

— Bah ! répliqua le templier, qu’as-tu à craindre ? Tu connais les vœux de notre ordre.

— Parfaitement, dit de Bracy, et aussi la manière dont ils sont observés. Allons, messire templier, les lois de la galanterie sont libéralement interprétées en Palestine, et, en cette occasion, je ne veux rien confier à votre conscience.

— Sache donc la vérité, dit le templier ; je me soucie peu de ta belle aux yeux bleus ; il y en a, dans ces prisonnières, une autre qui sera pour moi une meilleure compagne.

— Quoi ! tu voudrais déroger jusqu’à la suivante ? dit de Bracy.

— Non, sire chevalier, reprit le templier avec fierté, je ne m’abaisserai pas jusqu’à la suivante. J’ai remarqué, parmi les captives, une perle aussi belle que la tienne.

— Par la messe ! tu veux dire la belle juive ? s’écria de Bracy.

— Et quand ce serait, répondit Bois-Guilbert, qui s’y opposera ?

— Personne, que je sache, dit de Bracy, à moins que ce ne soit ton vœu de célibat, ou le frein de ta conscience qui t’interdise une intrigue avec une juive.

— Quant à mon vœu, s’écria le templier, notre grand maître m’a accordé une dispense. Et pour ce qui est de ma conscience, un homme qui a tué trois cents Sarrasins n’a pas besoin de raconter toutes ses peccadilles, comme une fille de village se confessant la veille du vendredi saint.

— Tu connais mieux que personne tes priviléges, dit de Bracy ; cependant, j’aurais juré que tes pensées se fussent portées sur les sacs d’argent du vieil usurier plutôt que sur les yeux noirs de sa fille.

— Je puis admirer les uns et les autres, dit le templier ; d’ailleurs, le vieux juif n’est que demi-bénéfice. Il faut que je partage ses dépouilles avec Front-de-Bœuf, qui ne nous prêtera pas pour rien son château. Non, je veux quelque chose que je puisse considérer comme exclusivement à moi dans l’escapade que nous faisons, et j’ai jeté mon dévolu sur la belle juive comme mon butin exclusif. Ainsi donc, maintenant que tu connais mon projet, tu vas reprendre ton premier plan, n’est-ce pas ? car tu n’as rien à craindre, tu le vois, de mon intervention.

— Non, répliqua de Bracy, je veux rester auprès de ma capture. Ce que tu dis est plus que vrai ; mais je n’aime pas les priviléges qui s’acquièrent par la dispense du grand maître, ni le mérite qui dérive du massacre de trois cents Sarrasins. Vous avez un trop bon droit à la libre absolution pour vous montrer scrupuleux sur les petites fautes.

Pendant ce dialogue, Cédric cherchait à arracher de ceux qui le gardaient un aveu de leur caractère et de leurs intentions.

— Vous devez être des Anglais, dit-il ; et cependant, juste Ciel ! vous faites une proie de vos compatriotes comme si vous étiez de vrais Normands. Vous devez être mes voisins, et, dans ce cas, des amis. Car quels sont mes voisins Anglais qui aient des raisons pour être autre chose que des amis ? Je vous dis, yeomen, que ceux-là mêmes d’entre vous qui ont été marqués comme outlaws ont été protégés par moi, car j’ai plaint leur misère et j’ai maudit l’oppression de leurs nobles tyrans. Que voulez-vous de moi ? Et en quoi cette violence peut-elle vous servir ? Dans vos actions, vous êtes pires que des brutes, et vous les imitez jusque par votre mutisme.

Mais ce fut en vain que Cédric interrogea ses gardes, qui avaient de trop bonnes raisons de garder le silence pour être amenés à le rompre, soit par la colère de leur prisonnier, soit par ses arguments. Ils continuèrent donc à l’entraîner, voyageant d’un pas rapide, jusqu’à ce que, au bout d’une avenue de grands arbres, apparût Torquilstone, le château poudreux et antique de Réginald Front-de-Bœuf. C’était une forteresse d’une grandeur moyenne, qui se composait d’un donjon ou d’une tour carrée, grande et élevée, environnée de bâtiments d’une moindre hauteur, autour desquels il y avait une cour intérieure. Un fossé profond, rempli d’eau provenant d’un ruisseau voisin, faisait le tour du mur extérieur. Front-de-Bœuf, à qui son caractère attirait souvent des querelles avec ses ennemis, avait ajouté considérablement à la force de son château en bâtissant des tours sur le mur extérieur, de manière à le flanquer à chaque angle. L’entrée, comme c’était l’ordinaire dans les châteaux de cette époque, était pratiquée dans une haute tour, terminée et défendue par une petite tourelle à chaque coin.

Cédric ne vit pas plutôt les tourelles du château de Front-de-Bœuf, élevant leurs créneaux gris et moussus qui brillaient au soleil levant au-dessus des bois d’alentour, qu’il comprit sur-le-champ toute la gravité de la situation.

— J’ai été injuste, dit-il, envers les voleurs et les outlaws de ces forêts, en supposant que ces bandits appartinssent à leur troupe. J’aurais pu tout aussi bien confondre les renards de ces broussailles avec les loups dévorants de la France. Dites-moi, chiens, est-ce ma vie ou mes richesses que recherche votre maître ? Est-ce trop que deux Saxons, moi et le noble Athelsthane, nous possédions des terres dans le pays qui fut autrefois le patrimoine de notre race ? Mettez-nous donc à mort et complétez votre attentat en nous prenant la vie, comme vous avez commencé par nous ravir la liberté ! Si le Saxon Cédric ne peut délivrer l’Angleterre, il veut mourir pour elle. Dites à votre maître que je le prie seulement de renvoyer lady Rowena en honneur et sûreté ; c’est une femme, et il n’a pas besoin de la craindre, car avec nous mourra tout ce qui oserait combattre pour sa cause.

Les gardes restèrent aussi muets à cette apostrophe qu’à la précédente ; on était arrivé devant la porte du château.

De Bracy sonna du cor à trois reprises, et les archers et arbalétriers, qui avaient paru sur le mur à l’approche de la petite troupe, se hâtèrent de baisser le pont-levis et de l’introduire.

Les prisonniers furent invités, par leurs gardes, à mettre pied à terre, et on les conduisit dans un appartement, où un repas leur fut promptement servi ; mais personne ne se sentit le moindre désir d’y toucher, si ce n’est Athelsthane. Au reste, le descendant du Confesseur n’eut guère le temps de faire honneur à la bonne chère qu’on avait placée devant lui, car les gardes lui donnèrent à entendre, ainsi qu’à Cédric, qu’on devait les enfermer dans une chambre éloignée de celle de Rowena. La résistance était impossible, et il fut obligé de se rendre dans une grande salle dont la voûte reposait sur des colonnes grossières d’origine saxonne, et qui ressemblait à ces réfectoires des chapitres de moines que l’on voit encore dans les parties antiques de nos plus vieux monastères.

Lady Rowena fut ensuite séparée de ses serviteurs et conduite, avec courtoisie il est vrai, mais toujours sans être consultée en rien, dans un appartement écarté. La même distinction alarmante fut accordée à Rébecca, malgré les supplications de son père, qui offrit même de l’argent dans cette détresse extrême pour qu’il lui fût permis de rester avec sa fille.

— Vil mécréant ! lui répondit un de ses gardes, quand tu auras vu ton cachot, tu ne souhaiteras plus que ta fille le partage.

Et, sans plus de préambule, le vieux juif fut entraîné rudement dans une direction opposée à celle des autres prisonniers. Les domestiques, après avoir été fouillés et désarmés avec soin, furent confinés dans une autre partie du château, et Rowena elle-même fut privée de la consolation qu’elle aurait trouvée dans la compagnie de sa suivante Elgitha.

L’appartement dans lequel les chefs saxons étaient enfermés – car c’est sur eux d’abord que se fixe notre attention – bien qu’en ce moment converti en une espèce de corps de garde, avait été jadis la grande salle du château. Cette chambre était maintenant abandonnée à de plus vils usages, parce que le seigneur actuel, entre autres additions à la sécurité, à la commodité et à la beauté de sa baronnie, avait construit une nouvelle et vaste salle dont le plafond voûté était soutenu par des colonnes plus légères et plus élégantes, et décorée avec le goût plus châtié que les Normands avaient déjà introduit dans leur architecture.

Cédric parcourut l’appartement de long en large, réfléchissant avec indignation sur le passé et le présent, tandis que l’apathie de son compagnon Athelsthane, remplaçant la patience et la philosophie, servait à le défendre contre toute chose, même contre les inconvénients de la situation ; et il les sentait si peu, que ce furent seulement les plaintes amères et passionnées de Cédric qui parvinrent à lui tirer quelques paroles de la bouche.

— Oui, dit Cédric parlant moitié à lui-même et moitié à Athelsthane, c’est dans cette salle même que mon père assista au banquet de Torquil Wolfganger, lorsqu’il reçut le vaillant et malheureux Harold, lequel s’avançait alors contre les Norvégiens, qui s’étaient unis au rebelle Tostig. C’est dans cette salle que Harold fit sa magnanime réponse à l’ambassadeur de son frère révolté, j’ai souvent entendu mon père s’animer en racontant cette histoire. L’envoyé de Tostig fut admis, et cette vaste salle put à peine contenir la foule des nobles chefs saxons qui buvaient le vin rouge comme du sang autour de leur monarque.

— J’espère, dit Athelsthane un peu touché par cette dernière partie du discours de son ami, qu’ils n’oublieront pas de nous envoyer du vin et des provisions à midi. Nous avons eu à peine le temps de respirer quand nous avons déjeuné, et jamais la nourriture ne me profite quand je mange immédiatement après être descendu de cheval, bien que les médecins recommandent ce régime.

Cédric continua son histoire sans faire attention à cette observation incidente de son ami.

— L’envoyé de Tostig, dit-il, s’avança dans la salle sans être déconcerté par la contenance menaçante de tous ceux qui l’entouraient, jusqu’à ce qu’il vînt s’incliner devant le trône du roi Harold.

— Quelles sont les conditions, dit-il, seigneur et roi, que ton frère Tostig doit attendre de toi, s’il sollicite la paix et dépose les armes en tes mains ?

— L’amour d’un frère, s’écria le généreux Harold, et le beau comté de Northumberland.

– Mais, si Tostig accepte ces conditions, continua l’envoyé, quelles seront les terres que vous assignerez à son fidèle allié Hardrada, roi de Norvège ?

– Sept pieds de terre anglaise, répondit fièrement Harold, ou, comme on dit que Hardrada est un géant, peut-être lui en accorderons-nous douze pouces de plus. »

La salle retentit d’acclamations, et on remplit les coupes et les cornes en l’honneur du Norvégien, en souhaitant qu’il fût promptement en possession de sa terre anglaise.

— J’aurais pu m’adjoindre à ce toste de toute mon âme, s’écria Athelsthane, car ma langue s’attache à mon palais.

— L’envoyé éconduit, dit Cédric en poursuivant son récit avec animation, quoiqu’il n’intéressât pas son interlocuteur, se retira pour porter à Tostig et à son allié la réponse menaçante du frère outragé. C’est alors que les châteaux forts éloignés d’York et les rives sanglantes du Derwent[1] furent témoins de cette lutte terrible où, après avoir déployé une valeur suprême, le roi de Norvège et Tostig périrent l’un et l’autre avec dix mille de leurs plus braves guerriers. Qui aurait soupçonné que, le jour même où cette grande bataille fut gagnée, le même vent qui agitait les bannières triomphantes des Saxons enflait aussi les voiles normandes et les conduisait sur les côtes néfastes de Sussex ? Qui aurait soupçonné que Harold, à peu de jours de là, ne posséderait plus lui-même dans son royaume que la part que, dans sa colère, il avait assignée à l’envahisseur norvégien ? Qui aurait soupçonné que vous, noble Athelsthane, que vous, issu du sang de Harold, et moi, dont le père n’était pas un des moins vaillants défenseurs de la Couronne saxonne, nous serions prisonniers d’un vil Normand, dans la salle même où nos ancêtres ont tenu cet illustre banquet ?

— C’est assez triste, reprit Athelsthane ; mais j’espère qu’ils exigeront de nous une rançon modérée. Après tout, ils ne peuvent avoir l’intention de nous laisser mourir tout à fait de faim. Et cependant, bien qu’il soit midi, je ne vois pas les préparatifs de notre dîner. Regardez à la fenêtre, noble Cédric, et jugez, aux rayons du soleil, s’il n’est pas midi.

— Cela se peut, répondit Cédric ; mais je puis regarder ces vitraux coloriés sans qu’ils fassent naître chez moi d’autres réflexions que celles qui s’attachent au moment actuel et à ses privations. Lorsque cette fenêtre fut construite, mon noble ami, nos pères courageux ne connaissaient ni l’art de fabriquer le verre ni celui de le colorier. Le père de Wolfgang, dans son orgueil, fit venir un artiste de Normandie pour décorer sa grande salle avec cette nouvelle espèce de peinture héraldique qui transforme la lumière dorée du jour béni par Dieu en une foule de couleurs capricieuses et fantastiques. L’étranger arriva ici pauvre, mendiant, obséquieux et rampant, prêt à ôter son bonnet devant le dernier valet de la maison. Il s’en retourna repu et orgueilleux, pour raconter à ses rapaces compatriotes la richesse et la simplicité de nos nobles Saxons. Folie, Athelsthane, présagée autrefois et prévue par les successeurs de Hengist et par ses tribus hardies qui conservèrent la pureté de leurs mœurs. Nous avons fait de ces étrangers nos amis de cœur, nos serviteurs et nos confidents. Nous avons emprunté leurs artistes et leurs arts, et méprisé l’honnête rusticité et la vigueur avec lesquelles nos braves ancêtres se sont maintenus, et nous nous sommes laissé énerver par le luxe des Normands longtemps avant de tomber sous leurs armes. Ah ! combien nos modestes repas, faits en paix et liberté, étaient supérieurs aux délicatesses luxueuses dont la passion nous a livrés comme des esclaves aux conquérants étrangers !

— Je regarderais, répliqua Athelsthane, le repas le plus modeste comme un luxe en ce moment, et je m’étonne, noble Cédric, que vous ayez si exactement présents à la mémoire les faits écoulés, et que vous paraissiez oublier l’heure même du repas.

— C’est perdre son temps, murmura Cédric à part et avec impatience, de lui parler d’autre chose que de ce qui intéresse son appétit. L’âme de Hardi Canute s’est emparée de lui, et il ne connaît d’autre plaisir que de s’emplir, s’enivrer et d’en vouloir encore… Hélas ! continua-t-il en regardant Athelsthane avec compassion, pourquoi un esprit si inerte se trouve-t-il enfermé dans une forme si belle ! Hélas ! faut-il qu’une entreprise aussi grande que celle de la régénération de l’Angleterre doive reposer sur un pivot si défectueux ! Uni à Rowena, à la vérité, l’âme de celle-ci, plus généreuse et plus noble, pourra faire éclore de meilleurs sentiments qui sommeillent encore dans son cœur. Mais comment cela aura-t-il lieu tant que, Rowena, Athelsthane et moi, nous resterons prisonniers de ce pillard brutal ? Et on ne nous a peut-être privés de notre liberté que par la conscience des dangers que nous pourrions susciter à la puissance usurpée sur la nation anglaise !

Pendant que le Saxon était plongé dans ces pénibles réflexions, la porte de la prison s’ouvrit et laissa pénétrer un écuyer tenant à la main sa baguette blanche. Ce personnage important s’avança dans la salle d’un pas grave, suivi de quatre serviteurs portant une table couverte de plats, dont la vue et l’odeur semblèrent à Athelsthane une ample et immédiate compensation de tous les inconvénients qu’il avait essuyés.

Les personnes qui escortaient le repas portaient des masques et des manteaux.

— Qu’est-ce que cette momerie ? dit Cédric ; pensez-vous que nous ignorions que nous sommes prisonniers lorsque nous sommes dans le château de votre maître ? Dites-lui, continua-t-il voulant profiter de cette occasion pour entamer une négociation au sujet de sa liberté, dites à votre maître, Réginald Front-de-Bœuf, que nous ne pouvons deviner quelle raison il peut avoir de nous priver de notre liberté, si ce n’est son désir illégal de s’enrichir à nos dépens. Dites-lui que nous cédons à sa rapacité, comme en de pareilles circonstances nous le ferions envers de véritables brigands. Qu’il dise la rançon à laquelle il fixe notre liberté, et elle sera payée, pourvu que cette exaction soit en rapport avec nos moyens.

L’écuyer, sans faire de réponse, salua de la tête.

— Et dites à Réginald Front-de-Bœuf, s’écria Athelsthane, que je lui envoie mon cartel à mort, et que je le défie au combat à pied ou à cheval, en tous lieux assurés, à huit jours de notre délivrance, laquelle, s’il est véritablement un chevalier, il n’osera, d’après cette sommation, ni refuser ni retarder.

— Je transmettrai votre défi à mon maître, dit l’écuyer ; en attendant, je vous laisse à votre repas.

Ce cartel d’Athelsthane fut proféré d’assez mauvaise grâce, car une énorme bouchée qui exigeait l’exercice simultané des deux mâchoires, ajoutée à son hésitation habituelle, diminua considérablement l’effet du défi audacieux qu’il contenait. Cependant son discours fut accueilli par Cédric comme une preuve incontestable que le courage se ranimait chez son compagnon, dont l’indifférence antérieure, malgré son respect pour la naissance d’Athelsthane, avait commencé de lasser sa patience.

En ce moment, il lui secoua donc cordialement la main en signe d’approbation ; mais ce ne fut pas sans douleur qu’il entendit l’observation d’Athelsthane qu’il combattrait douze hommes comme Front-de-Bœuf, pourvu qu’en le faisant il pût hâter son départ d’un donjon où l’on mettait tant d’ail dans le potage.

Malgré cette récidive de sensualité, Cédric se plaça vis-à-vis d’Athelsthane et fit voir bientôt que, si, chez lui, les malheurs de son pays pouvaient bannir le souvenir de la nourriture tant que la table était vide, cependant, du moment que les vivres reparaissaient, avec eux revenait l’appétit que ses ancêtres saxons lui avaient transmis avec leurs autres qualités.

Les captifs ne jouissaient pas depuis longtemps des plaisirs de la table, lorsque leur attention fut distraite de cette sérieuse occupation par le son d’un cor retentissant devant la porte d’entrée. Ce son résonna trois fois avec autant de force que s’il eût retenti devant un château enchanté, sortant de la poitrine du chevalier prédestiné aux ordres duquel les salles, les tours, les créneaux et les tourelles de ce château devaient disparaître comme une vapeur du matin.

Les Saxons s’élancèrent de la table vers la fenêtre ; mais leur curiosité fut désappointée, car cette ouverture ne donnait que sur la cour du château, et le son provenait d’au-delà de l’enceinte. Néanmoins, la sommation parut avoir de l’importance, car il se manifesta sur-le-champ dans le château une sérieuse agitation.

  1. Une grande erreur topographique se trouve ici dans les premières éditions. La bataille sanglante dont parle le texte, qui fut livrée par le roi Harold et gagnée par lui sur son frère Tostig le rebelle, et sur un corps auxiliaire de Danois ou hommes du Nord, a été rapportée dans le texte et dans une note correspondante comme ayant eu lieu à Stamford, dans le Leicestershire, et sur la rivière de Welland. Ceci est une erreur dans laquelle l’auteur a été conduit en se fiant à sa mémoire et en confondant ainsi deux places du même nom. Le Stamford, Strangford ou Staneford, où la bataille fut réellement livrée, est un gué de la rivière de Derwent, à une distance d’environ sept milles d’York, et située dans le vaste et opulent comté de ce nom. Un grand pont de bois sur le Derwent, dont on montre la position au voyageur curieux par un arc-boutant encore debout, fut énergiquement disputé. Un Norvégien le défendit longtemps seul et fut à la fin percé d’un coup de lance, qui lui fut poussé, à travers les planches du pont, par des hommes placés dans un bateau au-dessous.

    Les environs de Stamford, sur le Derwent, offrent encore quelques indices de la bataille. On y retrouve souvent des fers de cheval, des épées, des pointes de hallebarde ; un endroit porte le nom de Danes well (puits des Danois), un autre celui de Battle plain (plaine de la bataille).

    D’après une tradition que l’arme qui servit à tuer le champion norvégien ressemblait à une poire, ou, comme d’autres disent, parce que le bateau dans lequel se trouvait le soldat qui frappa le coup avait cette forme, les gens du pays ont l’habitude d’ouvrir le grand marché qui se tient à Stamford par une cérémonie qu’on désigne sous le nom de Pear pie feast (fête du pâté de poires) ; ce qui n’est peut-être qu’une corruption de Spear-pie feast (fête du pâté de la lance). On peut recourir, pour d’autres détails, à l’Histoire d’York, par Drake. L’erreur de l’auteur lui a été signalée de la manière la plus obligeante par M. Robert Best, Esq., de Bossalhouse. La bataille eut lieu en 1066.

  NODES
Note 1