Traduction par Alexandre Dumas.
Michel Lévy (Tome 1 et 2p. 110-127).

XXXIII

Les traits de l’abbé captif et ses manières offraient un mélange fantasque d’orgueil blessé, de fatuité chiffonnée et de terreur évidente.

— Eh bien ! qu’est-ce donc, mes maîtres, dit-il d’un ton de voix où l’on reconnaissait ces diverses émotions, que signifie une telle conduite ? Êtes-vous des Turcs, êtes-vous des chrétiens, vous qui traitez ainsi un homme d’Église ? Savez-vous ce que c’est que de manus imponere in servos Domini ?[1] Vous avez pillé tous mes coffres, déchiré ma chape de dentelles brodées, qui était digne d’un cardinal. Tout autre à ma place aurait déjà eu recours à son excommunico vos[2] ; mais je suis clément, et, si vous me rendez mes palefrois, si vous relâchez mes frères, que vous restituiez mes coffres, si vous vous hâtez d’envoyer une centaine de couronnes pour être dépensées en messes au maître-autel de l’abbaye de Jorvaulx, et que vous fassiez vœu de ne pas manger de venaison jusqu’à la Pentecôte prochaine, il pourra se faire que vous ne m’entendiez plus parler de cette folle espièglerie.

— Révérend père, dit le chef des outlaws, j’apprends avec peine que vous avez subi, de la part de mes hommes, un traitement qui mérite vos réprimandes paternelles.

— Un traitement ! répéta le prêtre enhardi par le ton doucereux du capitaine forestier ; ce traitement ne conviendrait pas à un chien de bonne race, bien moins à un chrétien, à plus forte raison à un prêtre, et par-dessus tout au prieur de la sainte communauté de Jorvaulx. Voici un ménestrel ivre et profane, qu’on appelle Allan-a-Dale, nebulo quidam, qui m’a menacé d’un châtiment corporel, bien plus, de la mort même, si je ne payais pas quatre cents couronnes de rançon en sus de tous les trésors qu’il m’a déjà dérobés, des chaînes d’or et des bagues d’une valeur inconnue, sans compter ce qui a été brisé et gâté par des mains grossières, entre autres ma boîte et mes fers à friser en argent.

— Il est impossible qu’Allan-a-Dale ait traité de la sorte un homme de votre importance, répondit le capitaine.

— C’est pourtant aussi vrai que l’Évangile de saint Nicodème, répondit le prieur. Il a juré, avec maints affreux serments de votre pays du Nord, qu’il me suspendrait à l’arbre le plus élevé de la forêt.

— A-t-il vraiment dit cela ? reprit Locksley. En ce cas, mon révérend père, je vous conseille de vous rendre à ses instances ; car Allan-a-Dale est homme à tenir sa parole quand il l’a ainsi engagée[3].

— Vous voulez plaisanter, dit le prieur interdit en s’efforçant de rire, et j’aime de tout mon cœur les bonnes plaisanteries… Ah ! ah ! ah ! Mais, quand la gaieté a duré toute la nuit, il faut redevenir grave le matin.

— Et je suis aussi grave qu’un père confesseur, répliqua l’outlaw. Il faut que vous payiez une grosse rançon, sire prieur, ou bien votre couvent devra faire une nouvelle élection, car on ne vous y reverra plus.

— Êtes-vous chrétiens, demanda le prieur, vous qui tenez ce langage à un membre du clergé ?

— Chrétiens ! oui certes, nous le sommes, et, qui plus est, nous avons un prêtre parmi nous, répondit l’outlaw. Que notre jovial chapelain vienne ici, il expliquera au révérend père les textes qui se rapportent au cas actuel.

Le frère, à moitié ivre, s’était affublé d’un froc de moine passé par-dessus son habit vert, et, appelant à son aide tous les lambeaux d’érudition qu’il avait appris par cœur dans sa jeunesse :

— Saint père, dit-il, Deus faciat salvam Benignitatem Vestram : vous êtes le bienvenu dans la forêt.

— Quelle est cette momerie profane ? s’écria le prieur. Ami, si tu appartiens réellement à l’Église, tu ferais mieux de m’indiquer un moyen de sortir des mains de ces hommes que de faire devant moi des contorsions et des grimaces comme un baladin.

— Vraiment ! révérend père, dit le moine, je ne connais qu’une voie de salut pour toi : c’est aujourd’hui chez nous la fête de saint André, et nous prélevons nos dîmes.

— Mais vous ne les prélevez pas sur l’Église, j’espère, mon bon père ? dit le prieur.

— Sur le clergé comme sur les laïques, répondit le moine ; et, par conséquent, sire prélat, facite vobis amicos de Mammone iniquitatis, faites-vous des amis du Mammon d’iniquité, c’est la seule amitié qui puisse vous tirer d’affaire.

— J’aime de tout mon cœur les bons forestiers, dit le prieur en adoucissant sa voix ; allons, ne soyez pas trop exigeants envers moi ; je m’entends aussi aux exercices de la chasse et je sais sonner du cor clairement et bravement, et crier à faire retentir la forêt de mes airs de hallali. Allons, il ne faut pas agir trop sévèrement avec moi.

— Donnez-lui un cor, s’écria Locksley ; nous allons juger de l’adresse dont il se vante.

Le prieur Aymer prit le cor et sonna une fanfare. Le capitaine secoua la tête :

— Sire prieur, dit-il, tu nous souffles une note joviale, mais cela ne saurait t’acquitter. Nous ne pouvons consentir, comme le dit la légende du bouclier d’un bon chevalier, à t’élargir pour un coup de vent. Tu es de ceux qui, par les nouvelles grâces françaises et les tra li ra, déplacent les anciennes notes du cor anglais. Prieur, ta fanfare du rappel a augmenté ta rançon de cinquante couronnes ; car tu as corrompu la simplicité et la vigueur des vieux sons de vénerie.

— Mon ami, répondit aigrement l’abbé, tu es difficile en vénerie ; mais, je t’en prie, sois plus équitable dans l’affaire de ma rançon. En un mot, puisqu’il faut, pour une fois, que je tienne la chandelle du diable, quelle somme dois-je payer pour pouvoir parcourir Watling-street sans avoir cinquante hommes à mes trousses ?

— Ne serait-il pas convenable, dit à demi-voix le lieutenant de la bande à l’oreille du capitaine, que la rançon du prieur fût fixée par le juif, et celle du juif par le prieur ?

— Tu es un fou gaillard, dit le capitaine, mais ton idée est superbe. Allons, juif, avance ; regarde ce saint père Aymer, prieur de la riche abbaye de Jorvaulx, et dis-nous à quelle rançon nous devons l’imposer. Je garantis que tu connais les revenus de son couvent.

— Oh ! assurément, répondit Isaac ; j’ai trafiqué avec les bons pères, et je leur ai acheté du froment, de l’orge, des fruits de la terre et de grandes quantités de laine. Ah ! c’est une riche abbaye ; on y fait bonne chère, et ils boivent les meilleurs vins, ces bons pères de Jorvaulx. Ah ! si un pauvre proscrit comme moi avait une pareille maison en perspective et de pareils revenus annuels et mensuels, je donnerais beaucoup d’or et d’argent pour me racheter de la captivité.

— Chien de juif ! s’écria le prieur, personne ne sait mieux que ton maudit individu que notre sainte maison de Dieu s’est endettée pour l’achèvement de notre chœur…

— Et pour l’approvisionnement de vos caves, l’année dernière, en vins de Gascogne, interrompit le juif ; mais c’est peu de chose, cela.

— Entendez-vous ce chien d’infidèle ! s’écria le prélat ; il voudrait faire croire que notre sainte communauté s’est endettée pour l’acquisition des vins que nous avons obtenu la licence de boire, propter necessitatem, ad frigus depellendum[4]. Le vilain circoncis blasphème la sainte Église, et des chrétiens peuvent l’entendre sans le punir !

— Tout cela est inutile à l’affaire, dit le chef. Isaac, dis-nous quelle somme il peut payer sans lui enlever cuir et cheveux.

— Une somme de six cents couronnes, dit Isaac, et le bon prieur n’en sera pas moins douillettement assis dans sa stalle.

— Six cents couronnes, dit gravement le chef, soit, je m’en contenterai ; tu as bien parlé, Isaac. Six cents couronnes, c’est mon jugement, sire prieur.

— Un jugement ! un jugement ! crièrent les archers. Salomon n’en eût pas rendu un meilleur.

— Tu as entendu ta condamnation, prieur, dit le capitaine.

— Vous êtes fous, mes maîtres, reprit celui-ci. Où trouverai-je une pareille somme ? Même en vendant jusqu’au ciboire et aux chandeliers de l’autel de Jorvaulx, je pourrais à peine réunir la moitié de la somme, et il sera nécessaire pour cela que j’aille moi-même à Jorvaulx. Vous garderez mes deux prêtres en otage.

— Ce ne serait là qu’un dépôt illusoire, dit l’outlaw ; nous te garderons ici, prieur, et nous les enverrons chercher ta rançon. Tu ne manqueras, en attendant leur retour, ni d’une coupe de vin ni d’une tranche de venaison, et, si tu aimes la vénerie, tu verras des chasses telles que tes voisins du Nord n’en connaissent pas.

— Ou bien, si cela vous plaît, reprit Isaac, voulant se concilier les bonnes grâces des outlaws, je puis envoyer à York chercher les six cents couronnes, à prendre sur certaine somme déposée entre mes mains, pourvu que le révérend prieur veuille bien m’en donner quittance à valoir.

— Il te donnera tout ce que tu voudras, Isaac, dit le capitaine, et tu nous compteras la rançon du prieur en même temps que la tienne.

— La mienne ! dit le juif. Ô vaillants forestiers ! je suis un homme ruiné et désespéré ; un bâton de mendiant serait tout ce qui me resterait si je vous payais seulement cinquante couronnes.

— Le prieur en jugera, reprit le capitaine. Qu’en dites-vous, révérend prélat ? le juif peut-il payer une bonne rançon ?

— S’il peut payer une rançon ! répondit le prieur ; n’est-il pas Isaac d’York, dont les richesses suffiraient pour racheter de la captivité les dix tribus d’Israël qui furent emmenées en servitude dans l’Assyrie ? Je le connais peu moi-même ; mais notre sommelier et notre trésorier ont fait beaucoup d’affaires avec lui, et, selon les on-dit, sa maison d’York est si pleine d’or et d’argent, que cela fait honte à voir dans un pays chrétien. Tous les cœurs fidèles gémissent que ces sangsues rongeuses soient autorisées à dévorer les entrailles de l’État et de la sainte Église elle-même par leur vile avarice et par leurs extorsions.

— Un moment, prieur, dit le juif, calmez votre colère ; je prie Votre Révérence de se souvenir que je ne force personne à accepter mon argent ; mais, lorsque les clercs et les laïques, les princes et les prieurs, les chevaliers et les prêtres viennent frapper à la porte d’Isaac, ce n’est pas avec ces expressions malhonnêtes qu’ils sollicitent ses shekels ; alors c’est :

» — Ami Isaac, voulez-vous nous obliger dans cette circonstance ? Je serai exact au jour du remboursement. Que Dieu nous traite selon nos œuvres !

» Ou bien :

» — Bon Isaac, si jamais vous avez rendu service à votre prochain, montrez-vous notre ami dans cette occurrence.

» Et, quand le jour arrive et que je réclame mon bien, alors qu’entends-je, si ce n’est : » — Juif damné ! que la malédiction de l’Égypte soit sur ta tribu !

» Toutes les invectives qui peuvent ameuter la sauvage et grossière populace contre les pauvres étrangers.

— Prieur, dit le capitaine, tout juif qu’il est, il a dit vrai cette fois. C’est donc à toi de fixer sa rançon, ainsi qu’il a fixé la tienne, sans d’autres mauvais propos.

— Personne, si ce n’est un latro famosus[5], paroles dont je vous donnerai une autre fois l’interprétation, ajouta le prieur, personne n’eût placé un prélat chrétien sur le même banc qu’un juif non baptisé ; mais, puisque vous exigez que je taxe la rançon de ce pendard, je vous dirai franchement que vous vous feriez du tort à vous-mêmes si vous receviez de lui un penny de moins que mille couronnes.

— C’est mon jugement ! mon jugement ! s’écria le chef des outlaws.

— C’est un jugement ! un bon jugement ! répétèrent les archers ; le chrétien a fait preuve d’un grand savoir-vivre, il s’est conduit avec non moins de générosité que le juif.

— Dieu de mes pères, venez à mon aide ! s’écria le juif. Voulez-vous écraser une créature ruinée ? Je suis aujourd’hui sans enfant : m’enlèverez-vous tout moyen d’existence ?

— Tu auras moins de charge si tu es sans enfant, dit Aymer.

— Hélas ! monseigneur, répliqua Isaac, votre loi ne vous permet pas de savoir combien l’enfant de notre sang est enlacé dans les fibres de notre cœur. Ô Rébecca, fille de ma bien-aimée Rachel ! si chaque feuille de cet arbre était un sequin, que chacun de ces sequins m’appartînt, je donnerais de bon cœur toute cette masse de richesses pour savoir si tu vis et si tu as échappé aux mains du Nazaréen.

— Est-ce que ta fille n’avait pas les cheveux noirs ? demanda un des outlaws, et ne portait-elle pas un voile de laine fine brodé d’argent ?

— Oui, oui, s’écria le vieillard tremblant d’impatience comme il l’était auparavant de crainte. Que la bénédiction de Jacob t’accompagne ! Peux-tu m’apprendre ce qu’elle est devenue ?

— C’était donc elle, continua le yeoman, qui était enlevée par le fier templier quand il a traversé nos rangs, hier au soir. J’avais bandé mon arc pour lui envoyer une flèche ; mais je l’ai épargné à cause de la jeune fille, que mon trait aurait pu atteindre.

— Oh ! répondit le juif, plût à Dieu que tu eusses tiré, lors même que ta flèche lui eût percé le sein ! Plutôt la tombe de ses pères que la couche déshonorante du libertin et féroce templier ! Ichabod ! la gloire de ma maison s’est éteinte !

— Mes amis, dit le chef en regardant autour de lui, ce vieillard n’est qu’un juif, néanmoins sa douleur me touche. Comporte-toi franchement avec nous, Isaac : dis-moi, le paiement d’une rançon de mille couronnes te laissera-t-il tout à fait sans ressources ?

Isaac, rappelé tout à coup à la pensée de ses biens terrestres, dont l’amour, par la force d’une habitude invétérée, balançait même son affection paternelle, pâlit, balbutia, et ne put nier qu’il lui resterait encore quelque petite chose.

— Eh bien ! quand même il te resterait quelque chose, dit l’outlaw, nous ne voulons pas y regarder de trop près. Tu pourrais aussi bien espérer d’arracher ton enfant des griffes de ce Brian de Bois-Guilbert sans payer rançon que de percer un cerf royal avec une flèche sans pointe ; tu nous donneras la même rançon que le prieur Aymer, ou plutôt cent couronnes de moins ; et, afin que cette perte ne pèse pas sur notre honnête confrérie, je prends pour mon compte le sacrifice de ces cent couronnes. De cette manière, nous éviterons le péché de taxer un marchand juif à un prix aussi élevé qu’un prélat chrétien, et il te restera cinq cents couronnes pour traiter de la rançon de ta fille. Les templiers aiment l’éclat des shekels d’argent autant que celui de deux beaux yeux noirs. Hâte-toi de faire sonner tes couronnes à l’oreille de Bois-Guilbert, avant qu’il ait fait pis ; tu le trouveras, à ce que m’ont dit nos éclaireurs, à la prochaine commanderie de son ordre. M’approuvez-vous, mes joyeux compagnons ?

Les yeomen exprimèrent, comme de coutume, leur assentiment à l’avis de leur chef, et Isaac, soulagé de la moitié de ses craintes en apprenant que sa fille vivait et qu’elle pourrait être rachetée, se jeta aux pieds du généreux outlaw, et, frottant sa barbe contre ses brodequins, il cherchait à baiser le pan de sa casaque verte.

Le capitaine se recula pour se dégager de l’étreinte du juif, non sans quelques marques de mépris.

— Allons, malepeste ! relève-toi, vieillard ; je suis Anglais et je n’aime pas ces prosternations avilissantes de l’Orient. Agenouille-toi devant Dieu et non devant un pauvre pêcheur comme moi.

— Oui, juif, interrompit le prieur Aymer, agenouille-toi devant Dieu, représenté par le fidèle serviteur de ses autels ; et qui sait si, par ton sincère repentir et des donations convenables à l’autel de saint Robert, tu n’obtiendras pas grâce pour toi et pour ta fille Rébecca ? Je m’intéresse à cette jeune fille, car elle a la figure belle et agréable ; je l’ai vue à la joute d’Ashby. Brian de Bois-Guilbert est un homme sur qui j’ai quelque influence ; songe donc à mériter mon appui auprès de lui.

— Hélas ! hélas ! s’écria le juif, de tous côtés les spoliateurs se lèvent contre moi ; je suis donné en pâture aux Assyriens et aux enfants de l’Égypte.

— Et quel autre lot ta race maudite a-t-elle mérité ? répondit le prieur. Que dit la sainte Écriture ? Verbum Domini projecerunt, et sapientia est nulla in eis ; ils ont rejeté la Parole de Dieu, et la sagesse n’habite pas chez eux ; Propterea dabo mulieres eorum exteris ; je donnerai leurs femmes aux étrangers (c’est, dans le cas actuel, aux templiers), et thesauros eorum hœ redibus alienis ; et leurs trésors passeront en d’autres mains (comme, dans le cas présent, à ces honnêtes forestiers).

Isaac poussa un profond soupir, se tordit les mains, et retomba dans son état de désolation et de désespoir. Mais le chef des yeomen le prit à part :

— Réfléchis bien, Isaac, lui dit-il, à la façon dont tu vas agir en cette circonstance. Je te conseille de te faire un ami de ce prêtre ; il est aussi vain qu’il est cupide, et il lui faut beaucoup d’argent pour subvenir à ses profusions. Tu peux facilement satisfaire son avarice, car ne pense pas que je sois la dupe de ta prétendue pauvreté ; je connais même, Isaac, jusqu’au coffre-fort en fer où tu entasses tes sacs d’argent ; bien plus, ne connais-je pas la grande pierre qui est sous le pommier, dans ton jardin, à York, et qui couvre un petit escalier par où l’on descend dans un caveau voûté ?

Le juif devint pâle comme un mort.

— Mais ne crains rien de moi, continua le yeoman ; car nous sommes de vieilles connaissances. Ne te rappelles-tu pas le yeoman malade que ta jolie fille Rébecca racheta des fers à York, et qu’elle recueillit dans ta maison jusqu’à ce que sa santé fût rétablie, et à qui tu donnas, en le congédiant, une pièce d’argent ? Tout usurier que tu es, tu n’as jamais placé tes écus à meilleur intérêt que ne l’a été ce pauvre marc d’argent ; car il t’a valu aujourd’hui cinq cents couronnes.

— Tu es donc celui qu’on appelle Richard Bande-l’Arc, dit Isaac ; il me semblait bien que le son de ta voix ne m’était pas inconnu.

— Oui, je suis Bande-l’Arc, dit le capitaine, je suis Locksley, et j’ai encore un autre nom.

— Mais tu es dans l’erreur, dit Isaac, mon brave Bande-l’Arc, relativement à ce caveau voûté ; je prends le Ciel à témoin qu’il n’y a là que quelques marchandises que je te donnerais avec joie : cent yards de drap vert de Lincoln pour faire des pourpoints à tes hommes, une centaine de bâtons d’if d’Espagne pour faire des arcs, et une centaine de cordes d’arc en soie, fortes, rondes et bien égales. Je te les enverrai par amitié, honnête Richard ! si tu veux bien ne pas parler du caveau qui se trouve sous le pommier, mon brave Richard !

— Je serai muet comme un loir, dit le capitaine, et sois persuadé que je suis affligé du malheur de ta fille ; mais je n’y puis rien, les lances des templiers sont trop fortes en rase campagne pour mes archers ; ils nous disperseraient comme poussière. Si seulement j’avais été informé de l’enlèvement de Rébecca, j’aurais pu faire quelque chose ; mais à présent il faut que tu agisses de politique. Allons, veux-tu que je traite pour toi avec le prieur ?

— Au nom de Dieu ! si tu le peux, mon brave Richard, aide-moi à recouvrer la fille de mon cœur, dit le juif.

— Ne viens pas te jeter à la traverse de mes efforts avec ta funeste avarice, dit le capitaine, et je traiterai avec lui à ton avantage.

Alors l’outlaw s’éloigna du juif, qui néanmoins le suivit comme son ombre.

— Prieur Aymer, dit le capitaine, viens avec moi sous cet arbre. On dit que tu aimes le vin et les sourires des dames plus qu’il ne sied à ton ordre, sire prêtre ; mais cela ne me regarde pas. J’ai ouï dire aussi que tu aimes une couple de bons chiens et un cheval rapide, et il peut se faire que, aimant des choses aussi coûteuses, tu ne détestes pas une bourse pleine d’or ; d’un autre côté, je n’ai jamais appris que tu te fusses montré cruel ou oppresseur. Or, voici Isaac qui consent à te donner le moyen de fournir à tes plaisirs et à tes passe-temps ; il te remettra un sac de cent marcs d’argent, si ton intervention auprès de ton ami le templier lui fait obtenir la liberté de sa fille.

— Libre et pure comme elle m’a été enlevée, dit le juif ; sans cela, point de marché.

— Chut, Isaac ! reprit l’outlaw, ou j’abandonne ta cause. Que dis-tu de cette proposition, prieur Aymer ?

— La chose est assez embarrassante, fit observer le prieur ; car, si, d’une part, je fais une bonne action, d’un autre côté, c’est à l’avantage d’un juif, et ceci est contre ma conscience ; cependant, si l’israélite veut servir l’Église en me donnant quelque chose de plus pour la construction de notre dortoir, je prendrai sur ma conscience de le servir au sujet de sa fille.

— Ce n’est pas une vingtaine de marcs pour construire le dortoir… dit le capitaine – tais-toi, Isaac… – ou des chandeliers d’argent pour l’autel, qui nous empêcheront de conclure l’affaire.

— Mais, mon bon Richard Bande-l’Arc… s’écria Isaac, cherchant à intervenir.

— Mon bon juif, mon bon animal, mon bon ver de terre ! s’écria le yeoman en perdant patience, si tu continues de cette sorte à mettre des objections sordides dans la balance avec la vie et l’honneur de ta fille, de par le Ciel ! je te jure qu’avant trois jours, je t’aurai dépouillé de ton dernier penny.

Isaac baissa la tête et garda le silence.

— Mais quelle garantie aurai-je pour tout ce que vous me promettez ? demanda le prieur.

— Quand Isaac reviendra après avoir réussi par votre médiation, dit l’outlaw, je jure, par saint Hubert ! que s’il ne vous payait pas la somme en bon argent, il aurait un tel compte à me rendre, que mieux vaudrait pour lui qu’il l’eût payée vingt fois.

— Eh bien ! donc, juif, dit Aymer, puisqu’il faut absolument que je me mêle de cette affaire, prête-moi tes tablettes. Mais attends… plutôt que de me servir de ta plume, j’aimerais mieux jeûner pendant vingt-quatre heures ; mais où en trouver une autre ?

— Si tes saints scrupules peuvent condescendre à l’emploi des tablettes du juif, je me charge de trouver la plume, dit le yeoman.

Et, bandant son arc, il envoya une flèche à une oie sauvage qui planait au-dessus de leur tête, avant-garde d’une phalange de ses compagnes qui se dirigeaient vers les marais lointains et solitaires de Holderness ; l’oiseau s’abattit en tournoyant, transpercé par la flèche.

— Là ! révérend prieur, s’écria le capitaine, voilà assez de plumes pour en fournir à tous les moines de Jorvaulx pendant cent ans, à moins qu’ils ne se mettent à écrire des chroniques.

Le prieur s’assit et rédigea à son aise une épître à Brian de Bois-Guilbert, et, ayant soigneusement scellé les tablettes, il les donna au juif en lui disant :

— Ceci sera ton sauf-conduit près de la commanderie de Templestowe, et je pense que cette lettre contribuera à te faire rendre ta fille ; de ton côté, demande-la avec des manières convenables ; car, sache-le bien, le bon chevalier de Bois-Guilbert appartient à un ordre qui ne fait rien pour rien.

— Maintenant, prieur, s’écria le capitaine, je ne te retiendrai ici que le temps de donner au juif une quittance pour les cinq cents couronnes auxquelles sa rançon est taxée. Je l’accepte pour banquier ; mais, si j’apprends qu’on ait fait la moindre difficulté de lui tenir compte de cette somme payée par lui, que la sainte Vierge m’abandonne si je ne brûle pas le monastère, dussé-je être pendu dix ans plus tôt !

Avec bien moins de bonne grâce qu’il n’avait rédigé la lettre à Bois-Guilbert, le prieur écrivit une quittance déchargeant Isaac d’York de cinq cents couronnes à lui avancées pour l’acquit de sa rançon, et il promit sur sa foi de lui tenir fidèlement compte de cette somme.

— Et maintenant, dit le prieur Aymer, je vous demanderai de me faire la restitution de mes mules et de mes palefrois, et la mise en liberté des révérends pères qui m’accompagnent, et de me remettre les bagues, les bijoux et les riches vêtements dont j’ai été dépouillé, puisque ma rançon est acquittée.

— Quant à vos frères, prieur, répliqua Locksley, ils seront élargis sur-le-champ, car il serait injuste de les retenir ; quant à vos chevaux et à vos mules, ils vous seront également rendus avec une somme suffisante pour gagner York ; car il serait cruel de vous priver des moyens de voyager. Mais, en ce qui concerne les bagues, les bijoux, les chaînes et autres objets semblables, il faut que vous compreniez que nous sommes des hommes de trop de conscience pour laisser à un homme aussi vénérable, mort comme vous devez l’être aux vanités de ce monde, la forte tentation de violer les règles de son ordre en portant des bagues, des chaînes et autres objets mondains.

— Songez à ce que vous faites, mes maîtres, répondit le prieur, avant de porter les mains sur le patrimoine de l’Église ; ces choses sont inter res sacras[6], et je ne sais ce qui pourrait s’ensuivre si elles étaient souillées par des mains profanes.

— Soyez tranquille à cet égard-là, révérend prieur, dit l’ermite de Copmanhurst, c’est moi qui me chargerai de ce soin.

— Ami ou frère, répondit le prieur, fort peu satisfait de cette manière de résoudre ses scrupules, si tu as réellement reçu les ordres religieux, je te prie de réfléchir au compte que tu auras à rendre à ton supérieur pour la part que tu as prise à ce qui s’est passé aujourd’hui.

— Ami prieur, répliqua l’ermite, il faut que vous sachiez que j’appartiens à un petit diocèse dont je suis en même temps l’évêque, et que je me soucie aussi peu de celui de York que de l’abbé de Jorvaulx et de tout son couvent.

— Tu es absolument hors de la voie, dit le prieur ; tu es un de ces hommes désordonnés qui, se revêtant du caractère sacré sans autorisation, profanent les rites du culte et mettent en péril les âmes de ceux qui se fient à leurs conseils, lapides pro pane condonantes eis, leur donnant des pierres au lieu de pain, comme dit la Vulgate.

— Non, dit le frère, si ma cervelle s’était rompue au latin, elle n’eût pas tenu bon si longtemps. Je maintiens que c’est un acte légitime que de soulager un tas de prêtres arrogants comme toi de leurs bijoux, de leurs vains oripeaux.

— Tu es un hedge-priest[7], dit le prieur en colère, Excommunicabo vos, je vous frapperai d’excommunication.

— Tu ressembles bien plus que moi à un voleur et à un hérétique, dit le moine également irrité ; je ne veux pas qu’on m’insulte devant mes ouailles, ainsi que tu n’as pas honte de le faire, bien que je doive être pour toi un frère révérend. Ossa ejus perfringam, je briserai tes os, comme dit la Vulgate.

— Holà ! cria le capitaine, des frères révérends peuvent-ils en venir aux injures ? Restez en paix, fous de moines ! Sire prieur, si tu n’es pas en parfait état de grâce, ne provoque pas davantage le frère, et toi, ermite, laisse le révérend père s’en aller en paix comme un homme qui a payé sa rançon.

Les yeomen séparèrent les prêtres irrités, qui continuaient à élever la voix, s’apostrophant l’un l’autre en mauvais latin, que le prieur débitait plus couramment et l’ermite avec plus de véhémence ; enfin l’abbé revint assez à lui pour sentir qu’il compromettait sa dignité en ergotant ainsi avec un prêtre de l’espèce du chapelain des outlaws, et, sa suite étant venue le rejoindre, il se mit en route avec beaucoup moins de pompe et dans un état bien plus apostolique, quant aux dehors mondains, que lorsqu’il était arrivé.

Il ne restait plus qu’à demander au juif quelque garantie pour la rançon qu’il avait à payer pour le compte de l’abbé, ainsi que pour le sien. Il donna, en conséquence, un ordre scellé de son cachet, adressé à un frère de sa tribu à York, le chargeant de payer au porteur la somme de mille couronnes et de lui délivrer certaines marchandises qui se trouvaient spécifiées dans la note.

— Mon frère Sheva, ajouta-t-il avec un profond gémissement, a la clef de mes magasins.

— Et celle du caveau voûté ? demanda Locksley à voix basse.

— Non, non, à Dieu ne plaise ! s’écria Isaac ; maudite soit l’heure qui t’a fait connaître ce secret !

— Il est en sûreté avec moi, répondit le capitaine, aussi vrai que ce chiffon de papier vaut la somme qui y est mentionnée. Mais qu’y a-t-il, Isaac ? es-tu anéanti ? le paiement de mille couronnes te fait-il oublier le danger de ta fille ?

Le juif se dressa sur ses pieds.

— Non, bon Richard, non, dit-il, je pars à l’instant ; adieu, toi que je ne puis appeler honnête, mais dont je n’ose ni ne veux dire du mal.

Toutefois, avant le départ d’Isaac, le chef des outlaws lui donna ce dernier avis :

— Sois libéral dans tes offres, Isaac, et n’épargne pas ta bourse pour l’amour de ta fille ; crois-moi, l’or que tes lésineries t’empêcheront de donner dans l’intérêt de son sort te causera autant d’angoisses dans l’avenir que si on te le versait fondu dans le gosier.

Isaac poussa un profond gémissement, et partit accompagné de deux gigantesques forestiers, qui devaient lui servir à la fois de guides et de protecteurs à travers la forêt.

Le chevalier Noir, qui avait suivi avec beaucoup d’intérêt ces divers incidents, prit alors congé des outlaws ; mais il ne put s’empêcher d’exprimer son étonnement de voir tant de règles administratives parmi des gens privés de la protection des lois et qui en avaient secoué le joug.

— Le bon fruit, messire chevalier, dit le yeoman, croît quelquefois sur un mauvais arbre, et des temps mauvais ne produisent pas toujours un mal sans mélange. Au nombre de ceux qui sont entraînés dans cet état d’insubordination, il y en a sans doute beaucoup qui veulent apporter quelque modération jusque dans leur licence, et d’autres peut-être qui regrettent d’être forcés de poursuivre un pareil métier.

— Et, si je ne me trompe, je parle maintenant à un de ces derniers, dit le chevalier Noir.

— Sire chevalier, reprit l’outlaw, chacun de nous deux a son secret. Vous êtes libre de vous former un jugement sur moi, et, moi, je puis faire des conjectures à votre égard, bien que le trait de chacun de nous n’atteigne peut-être pas le but ; mais, comme je n’ai pas cherché à pénétrer votre secret, ne vous offensez pas de ce que je garde le mien.

— Je vous demande pardon, brave outlaw, répliqua le chevalier, votre reproche est juste ; mais il se pourra que nous nous rencontrions par la suite avec moins de mystères de part et d’autre. En attendant, nous nous quittons amis, n’est-ce pas ?

— Voici ma main, s’écria Locksley, et j’ose dire la main d’un loyal Anglais, bien que, pour le moment, elle soit celle d’un outlaw.

— Et voici la mienne, répondit le chevalier, et je la tiens honorée d’être serrée par la vôtre ; car celui qui fait le bien, ayant le pouvoir illimité de faire le mal, mérite nos louanges, non seulement pour le bien qu’il accomplit, mais encore pour le mal qu’il s’abstient de faire. Adieu, vaillant outlaw !

Ainsi se séparèrent ces deux loyaux amis ; et le chevalier au cadenas, montant sur son grand cheval de guerre, se dirigea vers l’issue de la forêt.

  1. Mettre la main sur les serviteurs de Dieu.
  2. Je vous excommunie.
  3. On rapporte qu’un commissaire a reçu une consolation semblable de la part d’un certain général en chef à qui il était venu se plaindre qu’un officier général avait employé envers lui une menace du genre de celle d’Allan-a-Dale.
  4. Par nécessité, et pour chasser le froid.
  5. Fameux voleur.
  6. Au nombre des choses sacrées.
  7. Il est curieux d’observer que, dans tous les états de la société, une sorte de consolation spirituelle reste aux membres de la communauté, quoique ceux qui la composent se trouvent réunis pour des objets tout à fait opposés à la religion. Une bande de mendiants a son patrice, et les bandits des Apennins ont parmi eux des hommes qui remplissent les fonctions de moines et de prêtres, qui les confessent et leur disent la messe. Il va sans dire que ces révérends personnages sont obligés, dans une pareille société, d’assortir leurs manières et leurs mœurs à l’esprit de la communauté dans laquelle ils vivent, et que, si, de temps en temps, ils obtiennent une sorte de respect pour les dons spirituels qu’on leur attribue, ils sont généralement chargés de ridicule, parce que leur caractère est en désaccord avec tout ce qui les entoure.

    De là sont venus le prêtre belliqueux dans la vieille comédie de sir John Oldcastle, et le célèbre frère de la bande de Robin Hood. De tels caractères n’étaient pas tous imaginaires. Il existe un monitoire de l’évêque de Durham contre des clercs irréguliers de cette catégorie qui avaient l’habitude de s’associer avec les brigands des frontières, et qui profanaient les plus saints offices des fonctions ecclésiastiques en les célébrant pour le bien des voleurs, des brigands et des assassins, au milieu des ruines et dans les cavernes, sans égard pour les formes canoniques, avec des ornements déchirés et salis, et en tronquant les rites d’une façon tout à fait inconvenante.

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