Jules Barbey d’Aurevilly (Verlaine)
« Barbey d’Aurevilly, formidable imbécile ! » chanterait quelque part, à ce qu’on me raconte, un vers inédit de Victor Hugo, qui est bien joli mais que Barbey d’Aurevilly lui-même appréciait ainsi : Formidable, oui ! mais imbécile, je vous le demande.
Imbécile, ô non, mille fois ! Formidable, à mon tour, je me le demande.
Voyons donc.
Est-ce comme romancier ou comme critique ou comme polygraphe ? (ô le vilain mot pour un talent si beau, quoi qu’il veuille traiter, peinture ou théâtre, femmes ou théologie !) qu’il se trouve et qu’il faut le trouver formidable pour lui plaire ?
Comme romancier… mais biographions un peu. Jules Barbey d’Aurevilly est né à Saint-Sauveur-le-Vicomte, près de Valognes (Manche), le 2 novembre 1808. Ses premiers essais, malheureux, furent vaguement en vers. Puis, renonçant à la Muse inclémente, le jeune écrivain se lança dans une littérature irritante amusante comme tout. Georges Brummel ou le Dandysme, l’Amour impossible, magnifique historique d’une situation érotique sans issue comme d’ailleurs le titre l’indique, sont de cette époque, où, je le crois, l’auteur fréquenta un peu dans tous les mondes. Même il tira de cet éparpillement de sa personnalité d’homme une érudition bizarre, variée, un peu commère, un peu caillette, comme lui dirait, mais toujours très noble, qui parfit l’écrivain en le multipliant jusqu’à l’exaspération.
C’est ainsi qu’en même temps que la Vieille Maîtresse (quel chef-d’œuvre exquis et violent !) ou aux environs de cette publication, Jules Barbey d’Aurevilly entreprenait, — concurremment avec des livres de pure polémique politique, voire religieuse, les Prophètes du passé, par exemple, — une chose immense de critique, les Œuvres et les Hommes, parue pendant les longues années de la seconde République et du deuxième Empire, dans des journaux d’un peu tous les genres, le Réveil, de M. Cassagnac père, le Pays du même, le Nain Jaune, celui d’Aurélien Scholl et celui de Ganesco, sans compter ceux des autres, enfin le Constitutionnel toujours. Entre temps, il nous donnait ou plutôt donnait à nos pères, un peu ingrats au prix de nous génération éprise de ce talent qui confine au génie si toutefois il n’y atteint pas, la Bague d’Annibal (ricochets de conversation), devenus plus tard les Dessous de cartes d’une partie de whist, et cette admirable Ensorcelée, sur laquelle il siérait d’insister beaucoup et qui constitue avec la Vieille Maîtresse, le Chevalier des Touches, un Prêtre marié, les Diaboliques, Histoire sans nom et Ce qui ne meurt pas, une œuvre maîtresse surtout en face du lourd naturalisme et de ce pessimisme à la fin plus ennuyeux encore, robuste, saine et gaiement sombre, si je puis ainsi dire !
Robuste, saine et gaiement sombre, surtout en face, mais, là ! en face des mièvreries tristes, des grosses mélancolies qui courent, — mais formidables ? — pour en revenir à notre point de départ.
Eh bien, décidément, non !
Comme romancier, je viens de le dire, robuste, sain et gaiement sombre. On ne saurait assez le répéter, ni trop.
Polygraphe (allons-y quand même !), polygraphe, pas formidable non plus. Charmant, piquant, rare, exquis avec ou sans et sans mesure, mais pas formidable.
Critique ? Détestablement personnel, adorablement méchant, spirituel comme un mauvais diable, au fond bon diable, avec d’immenses erreurs, d’énormes paralogismes, des préjugés sans nombre d’idées et de personnes, aussi des engouements d’hommes et de théories, mais formidable, ô que non pas ! Tous ceux qu’il a tués se portent assez bien, et plusieurs d’entre eux l’adorent écrivain et l’estiment littérateur, et ceux qui l’approchent aiment la personne, raffolent du causeur, répètent ses mots toujours colorés, parfois coloriés. Quand il a parlé, on se le dit dans son entourage qui est de jeunes talents — chose bien rare autour des génies grisonnants — qui l’affectionnent en même temps qu’ils l’admirent. Critique, interrogeai-je, formidable ? Tout, excepté ça.
J’allais oublier, avant de prendre congé de ce personnage si impérieusement sympathique, le catholique qu’il y a en lui.
Moi je le trouve sérieux, seul, sans doute, avec M. Léon Bloy, de tous les catholiques littératurants. Un peu Louis-Philippe, tribunitiens, même 48 à la Bûchez ou d’un bergamote qui ne rappelle qu’infinitésimalement le héros Changarnier, un peu ternes, étroits, mesquins, ignorants et naïfs dans le gris, les quatre-vingt-dix-neuf centièmes de ces catholiques-là ! L’abbé de la Croix-Jugan me paraît d’une autre allure orthodoxe que tel soutanier confît en le catholicisme honnête et modéré, et l’auteur des Prophètes du passé, on ne me l’ôtera pas de l’idée, y voyait plus clair que tous Montalembert, Dupanloup et autres nosseigneurs gallicans qui ne furent pas et ne sont pas Bossuet.
Et ce serait peut-être ici le cas de chanter la palinodie et de reconnaître qu’en effet il y a un Barbey d’Aurevilly formidable — formidable peut-être plus encore aux énervés de l’Église qu’aux efflanqués de cette pauvre vieille Libre-Pensée, mourante d’une triste maladie pédiculaire.
Dans tous les cas, Barbey d’Aurevilly est un écrivain de premier ordre, intensément original, dont la gloire longtemps dans l’ombre, monte et grandit tous les jours à l’horizon de la postérité.
Il a jadis égratigné les poètes et je ne pense pas qu’il songe à les fort caresser encore aujourd’hui, quelque réel progrès qui se soit opéré, vrai miracle intellectuel ! dans cet esprit, mûr depuis longtemps, et pour cause. Mais qu’importe et aux poètes et au mérite éclatant de cet homme extraordinaire !
Les poètes l’apprécient hautement, les poètes le lisent avec ferveur, et c’est encore le plus beau fleuron de sa couronne.