Leconte de Lisle (Verlaine)

Œuvres complètes - Tome VVanier (Messein) (p. 289-293).


LECONTE DE LISLE


Poète français, né en 1820[1], à l’île de la Réunion. M. Leconte de Lisle porte en jeune homme ses soixante-cinq ans, et à contempler sa large tête hâlée, ses traits hardis et réguliers, son grand front obstiné, son nez droit, volontaire, ses lèvres assez fortes dessinées d’une ligne extraordinairement nette et pure, tout cet ensemble athlétique que confirme un regard clair, troublant quand il insiste, on dirait plutôt un Breton, et un dur Breton, qu’un créole. La voix se tient dans une note plutôt élevée, mais qui devient grave dès que la discussion se fait sérieuse ; seulement, si l’ironie s’en mêle, le velouté revient et l’épigramme n’en est que plus cruelle. Quand il récite de ses propres vers, une haute émotion fait vibrer tout son être, superbe et va frapper ses auditeurs d’une sympathie irrésistible.

C’est un beau causeur, avec son monocle traditionnel et sa cigarette légendaire ; gai tout juste, enjoué parfois.

Sa jeunesse fut studieuse, quoique je me doute qu’à son arrivée à Paris, vers l’an de fièvre 1848, il aura bien ébauché quelque barricade ou tout au moins plusieurs constitutions. Il avait déjà des vers en portefeuille, dont, sans doute beaucoup, peut-être très intéressants biographiquement et déjà beaux, furent sacrifiés par le goût impérieux du jeune maître.

En 1853 paraissaient les Poèmes antiques qui étonnèrent les lettrés et valurent à l’auteur de précieuses amitiés : Alfred de Vigny, Victor de Laprade, plus tard Baudelaire et Banville. Le poète cependant peu riche, donnait des leçons de haute littérature. Ce lui fut l’occasion toute naturelle de revoir ses classiques anciens et de ces études d’homme sortit une traduction de Théocrite et d’Anacréon, dont la savoureuse littéralité fut un régal pour les délicats et mit hors de l’ombre ce nom que d’incessants travaux allaient rendre glorieux. Des poèmes évangéliques avaient précédé ; mais en dépit de la forme magistrale, l’onction manquait ; on sentait que le poète était là sur un terrain étranger à sa pensée. Au contraire, les poèmes Védiques et Brahmaniques qui eurent lieu peu après, entremêlés de superbes paysages des Îles et tableaux d’animaux : les Éléphants, le Condor et cette terrible eau-forte, les Chiens, révélèrent un poète épris du néant par dégoût de la vie moderne, ce qui n’empêcha pas le maître de donner bientôt toute sa mesure dans ce colossal livre des Poèmes barbares, études d’une couleur inouïe sur le Bas-Empire et le moyen âge. Puis l’amour des anciens le reprit, et, en relativement peu d’années, il dota la littérature française d’immortelles traductions d’Homère, d’Hésiode, des tragiques grecs, et de quelques latins. Kaïn, le Lévrier de Magnus, mille et un autres poèmes plus beaux les uns que les autres, en attendant son œuvre caressée, les États du Diable, attestaient que le poète vivait toujours splendidement.

Mil huit cent soixante-dix trouva Leconte de Lisle prêt à coiffer le képi et à endosser la capote de garde national. Il fit patiemment son service, et, aussitôt la guerre finie, se remit aux Lettres. Vers cette époque, une tragédie, les Érinnyes eut plus qu’un succès d’estime à l’Odéon.

Depuis 1873, un emploi à la bibliothèque du Luxembourg lui permet de mener une existence calme et simple. Il est marié depuis longtemps et n’a pas d’enfants.

Leconte de Lisle a dès aujourd’hui parfait son monument. Entouré, admiré et vénéré d’une jeunesse fidèle, applaudi du public compétent, reconnu l’un des premiers d’entre les écrivains en vers de ce temps, la Gloire suprême vient à lui sous une forme inattendue.

Il avait plusieurs fois essayé sans succès d’entrer à l’Académie française. Je ne sais quelles plus ou moins mesquines considérations l’écartaient de tous les fauteuils vacants, quand Victor Hugo vint à mourir, et ce ne fut, même dans la presse qui lui avait été souvent dure et injuste, qu’une voix pour le désigner comme le seul successeur de celui à qui on venait de décerner des honneurs si extraordinaires.

En effet, Leconte de Lisle seul peut occuper ce fauteuil. La gravité de son œuvre, la grandeur de ses vues littéraires, sa vie sévère, sa tenue plus que correcte, exemplaire, ses mœurs véritablement académiques, l’appellent là.

L’Académie est l’objet de bien des risées, méritées parfois. Mais c’est l’Académie, on a beau dire, l’Académie française, grande fondation d’un grand homme, institution respectable et au fond respectée, même des railleurs, et littéraire par excellence ! De même qu’il y a des Ducs faits pour elle, ces Ducs, tant décriés par une presse frivole, il y a des littérateurs sans qui elle ne serait pas. Corneille, Racine, Buffon, Chateaubriand devaient être de l’Académie, Molière pas. La Fontaine eût put n’en point faire partie. De nos jours Musset détonait dans ce milieu, Vigny y eût fait merveille sans les affreux Comte Molés pendus à ses chausses, Sainte-Beuve et Renan, mixtes, y sont des noms congruents. Mais à l’heure présente, Leconte de Lisle se trouve être l’homme de l’Académie et de ce Fauteuil. Son élection à l’unanimité s’impose et est faite.

J’ai dit que Leconte de Lisle était un beau causeur ; souvent amer, par exemple. Il a, cet homme, parfois des rancunes, des préventions d’homme, et gare à ceux qu’il investit de son animadversion ! Une dent acérée brille et mord ferme le malheureux, entre le monocle et la cigarette.

N’importe ! il en est parmi ces victimes d’injustices criantes en somme qui n’en veulent pas du tout, mais pas le moins du monde à leur « Carnifex », comme eussent crié Jean-Jacques et son cousin Bernard, et que d’ailleurs l’équité, un goût sûr et l’amour des Lettres forceraient quand bien même à crier solennellement et devant le monde entier :

Leconte de Lisle est un grand et noble poète !



  1. Note wikisource. — Erreur de Paul Verlaine : l’année de naissance de Leconte de Lisle est en réalité 1818, et son âge est de 67 ans au moment où Verlaine écrit la notice (octobre 1885).
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