L'antisémitisme, terme créé en 1873 par le pamphlétaire allemand Wilhelm Marr (traduit en français en 1886 par Edouard Drumont), désigne l'hostilité envers les juifs et la remise en question malveillante de leur émancipation (Judaïsme); marquées d'accents affectifs ou idéologiques, elles mêlent théories racistes, accusations socio-économiques et arguments théologico-religieux. La recherche allemande actuelle distingue l'antisémitisme traditionnel, à fondement religieux (antijudaïsme), de l'antisémitisme moderne, raciste, bien que les mêmes clichés et les mêmes motifs se retrouvent dans les deux attitudes. L'antisémitisme est généralement compris comme l'expression du racisme (Xénophobie). Des faiblesses psychologiques, des fixations neurotiques et des opinions fanatiques sont caractéristiques de cet état d'esprit.
Du Moyen Age à 1848
Du Moyen Age aux Temps modernes, l'antisémitisme du monde chrétien occidental tirait ses sources de clichés antijuifs de l'Antiquité, de passages du Nouveau Testament, de disputes de l'Eglise primitive et d'écrits des Pères de l'Eglise. La doctrine chrétienne expliquait que les juifs n'étaient plus le peuple élu et qu'ils étaient remplacés par les chrétiens: les restes de ce peuple témoignaient par leur survie en diaspora et en esclavage de la vérité de la foi chrétienne, qu'ils professeraient à la fin des temps. Jusque-là, les juifs devront mener une existence marginale. Cette doctrine entraînait notamment des restrictions au niveau des professions et de la propriété (ni culture de la terre, ni propriété foncière, exclusion des corporations d'artisans, etc.), de la liberté d'établissement et de domicile (juiveries ou ghettos, taxe de protection, tribut imposé aux juifs); elle amenait la stigmatisation au moyen de la rouelle et du bonnet jaune ordonnée par le quatrième concile du Latran en 1215, imposait un serment spécial et subordonnait les juifs au pouvoir impérial (servi camerae, Frédéric II en 1236). Ce droit régalien pouvait du reste être vendu à des princes et à des villes (Impôt sur les juifs), au nombre desquelles on compta Berne, Zurich et Bâle. Les sermons des moines mendiants fourmillaient de stéréotypes: argumentation contre le Talmud, textes de croisés et de flagellants, accusations de l'Inquisition. Comme les juifs pratiquaient le prêt à intérêt, interdit par l'Eglise aux chrétiens jusqu'au bas Moyen Age, on leur reprocha d'être des usuriers. Des accusations telles que la profanation de l'hostie et le meurtre rituel datent du XIIe s.
Cette dernière accusation occasionna des débordements populaires à Berne (1294) et dans le nord-est de la Suisse (Diessenhofen, Schaffhouse, Winterthour en 1401). Des médecins juifs de haute réputation furent accusés de charlatanerie, dont un certain David à Schaffhouse en 1539. La rumeur que les juifs avaient empoisonné les fontaines et étaient ainsi à l'origine de la grande peste de 1348-1349 se répandit en Suisse, en provenance de France et de Savoie. Les persécutions commencèrent dans le Pays de Vaud (Chillon, Villeneuve) et gagnèrent Berne et Zofingue, puis Soleure, Zurich, Bâle et Strasbourg. L'antijudaïsme chrétien et l'antisémitisme économique (outre l'ancien reproche de l'usure, l'interdiction moins stricte du prêt à intérêt amena la concurrence des lombards et des cahorsins) entraînèrent à divers endroits, jusque vers la fin du XVe s., des arrêtés d'expulsion (parfois abrogés puis remis en vigueur) ou occasionnèrent la fuite des juifs établis exclusivement dans les villes et isolés tant sur le plan religieux que social, cela à Bâle (1397), Berne (1349, 1392, 1427), Fribourg (1428), Genève (1490), Lucerne (1384), Zurich (1349, 1423, 1436). L'antisémitisme régnant au XVe s. ressort aussi d'un passage de la chronique de Konrad Justinger, où il est dit que les reliques miraculeuses déposées sous l'autel de la Sainte-Croix, ou autel Ruf, de l'église paroissiale de Berne (collégiale dès 1420) seraient les restes d'un enfant chrétien nommé Ruf (Rudolf), prétendument sacrifié par des juifs en 1288, lors d'un meurtre rituel. Pendant l'Ancien Régime, la présence des juifs ― à l'exception de quelques médecins, à Fribourg et Saint-Gall par exemple ― ne fut plus tolérée à long terme, sur le territoire de la Suisse actuelle, que par le prince-évêque de Bâle et dans les bailliages communs de Thurgovie, du Rheintal et du comté de Baden. Les cantons interdirent aux juifs de s'établir, d'exercer une activité commerciale, de transiter, voire de pénétrer sur leur territoire (comme Zurich en 1634). La Diète limita en 1737 le droit d'établissement au comté de Baden, en réalité aux deux villages d'Endingen et de Lengnau. De brefs séjours n'étaient autorisés aux commerçants juifs que pour les marchés et les foires (Zurzach, par exemple). A la fin du XVIIIe s., il n'existait qu'une seule communauté juive, celle de la ville alors savoyarde de Carouge (GE).
Les préventions des chrétiens contre les juifs furent matérialisées par l'écrit et par l'image: on se moqua des juifs, on les représenta sous la forme de Synagoga s'opposant à Ecclesia, on les fit figurer en tant qu'ennemis du Christ et "peuple déicide" sur les vitraux et les porches d'églises, dans des chroniques, des libelles, des jeux liturgiques et au théâtre. L'image du juif que propagèrent les réformateurs suisses fut ambivalente, leur connaissance du judaïsme généralement sommaire. Zwingli, par exemple, recourut à des stéréotypes dans sa lutte contre le catholicisme. Si Heinrich Bullinger se distança quelque peu des écrits antisémites de Luther, Calvin polémiqua durement contre les juifs. Même des chrétiens hébraïsants, tels Sebastian Münster et Johannes Buxtorf (1564-1629), qui contribuèrent par leur enseignement et leurs publications à propager la littérature hébraïque, aspiraient à l'assimilation religieuse et sociale des juifs. Cette attitude ambiguë était encore celle de Johann Caspar Ulrich dans son ouvrage Sammlung jüdischer Geschichten paru en 1768, en plein siècle des Lumières.
Les améliorations apportées par la constitution de la République helvétique du 28 mars 1798 ― entre autres liberté de culte, suppression des taxes spéciales, statut d'étrangers établis (mais pas citoyenneté) ― furent en bonne partie perdues pendant la Médiation, puis surtout à la Restauration (pillages à Endingen et Lengnau en 1802, interdiction du colportage en Argovie en 1803, loi argovienne sur les juifs en 1809). A la fin de la Régénération seulement, deux cantons, Genève (1841) et Berne (1846), firent aux juifs quelques concessions d'ordre juridique (liberté d'établissement cantonale). L'égalité sur le plan de la citoyenneté et des droits civiques n'était néanmoins pas encore réalisée.
De 1848 à nos jours
La forme et la fonction de l'antisémitisme se modifièrent très sensiblement avec la mise en place des sociétés industrielles. Expression du malaise résultant des mutations sociales et du renversement des valeurs culturelles, de véritables mouvements antisémites naquirent dans divers pays européens et opérèrent bientôt au niveau international. Leurs champions (Joseph-Arthur de Gobineau, Karl Eugen Dühring, Houston Stewart Chamberlain, Paul Anton de Lagarde) diffusèrent des théories pseudoscientifiques brouillonnes qui se répandirent aussi en Suisse. Le "juif" fut diffamé au moyen de thèses racistes biologiques: germe infectieux, il "enjuivait" la nation ou la société. Quant au mythe d'une "conjuration juive mondiale", expression d'une idée préconçue, il a trouvé jusqu'à nos jours une propagation planétaire.
La popularisation de l'antisémitisme eut des effets divergents selon les pays. En France, son rejet par les forces libérales après l'affaire Dreyfus (1893) écarta momentanément le danger. En Russie et en Europe de l'Est en revanche, il se répandit rapidement. En Allemagne, le National-socialisme associa la lutte contre les crises économique et politique à la "solution de la question juive"; à l'intérieur, elle fut l'affaire de l'Etat totalitaire, à l'extérieur elle fut liée à la doctrine de l'"espace vital" (expansion vers l'Est).
La Suisse fut souvent confrontée à des opinions et des actes antisémites. A ce propos, il faut distinguer entre antisémitisme populaire et officiel. La Constitution fédérale de 1848 refusa aux juifs l'égalité et la liberté d'établissement. Il fallut attendre 1866 pour que la seconde leur soit accordée sous la pression de la France, des Pays-Bas et des Etats-Unis. La liberté de culte fut enfin reconnue dans la Constitution de 1874 et les juifs finirent par obtenir la bourgeoisie des communes argoviennes d'Endingen et de Lengnau en 1879. Dans le même temps, des éléments antisémites se manifestèrent à nouveau dans la politique suisse. Ce furent d'abord les discussions sur la nationalisation des chemins de fer tombés en faillite. Puis, la question de l'Abattage rituel fut débattue avec virulence. L'interdiction de saigner les animaux de boucherie prononcée en 1893 équivalait à une tentative d'entraver l'immigration des juifs d'Europe de l'Est. Dès 1900, les "défenseurs de la patrie" de la petite bourgeoisie et les élites de la droite bourgeoise engendrèrent un antisémitisme xénophobe, alors que des milieux chrétiens conservateurs mettaient à profit l'antijudaïsme religieux pour combattre la culture moderne et les mœurs nouvelles. Après la Première Guerre mondiale, les courants antisémites ne disparurent pas et s'exprimèrent occasionnellement dans la presse religieuse, dans des pamphlets, des tracts, des mots d'ordre électoraux et des barbouillages de façades.
Avec le Frontisme des années 1930, l'antisémitisme acquit un profil partisan. Tumultes et actions de propagande selon le modèle national-socialiste, critique de la démocratie parlementaire, prédilection pour le principe d'un Führer et pour les "anciennes vertus confédérales" mysticisées allaient de pair avec un discours antisémite auquel étaient associés des propos antilibéraux et anticommunistes. Après des succès initiaux à quelques élections locales (1934-1936), les frontistes ne purent poursuivre sur leur lancée. La Fédération suisse des communautés israélites remporta un succès partiel (1933-1937) devant la justice bernoise dans le procès des Protocoles des Sages de Sion, faux destiné à "prouver" une prétendue conjuration juive mondiale. Mais les autorités fédérales refusèrent de donner suite aux demandes instantes de prendre des mesures contre la diffamation raciste et antisémite. Les juifs de Suisse se demandèrent alors sur quels alliés ils pouvaient compter. Ils les trouvèrent en la personne de quelques représentants des cantons, dans les forces de gauche, ainsi que parmi des personnalités des milieux libéraux ou humanitaires. Au sein des Eglises, surtout chez les protestants libéraux, parmi les autorités, à l'armée et dans les médias, des hommes pondérés prirent position contre l'antisémitisme, exprimant ainsi leur hostilité au Troisième Reich.
Des accents antisémites associés au thème d'une Suisse surpeuplée apparurent aussi après 1900 dans des documents officiels, par exemple sous la forme du timbre "J" apposé sur des demandes de naturalisation. En 1920, la ville de Zurich promulgua des dispositions sur la naturalisation qui discriminaient les juifs d'Europe orientale; elles furent supprimées en 1936. Dans les années 1930, les naturalisations diminuèrent très fortement, alors que l'émigration soudaine outre-Atlantique de juifs suisses témoigne du climat antisémite d'alors. Sur le plan fédéral, cette politique culmina en 1941 sous la forme d'un numerus clausus gardé secret, qui empêchait pratiquement la naturalisation de juifs. La même année, le Conseil fédéral hésita à accorder la pleine protection diplomatique aux Suisses israélites installés en France et en Italie.
Dès 1938, la Suisse, en acceptant que les passeports des juifs allemands soient munis d'un timbre "J", mena officiellement à l'égard des réfugiés une politique antisémite. En 1942, le Conseil fédéral discrimina les juifs en leur refusant l'asile et en refoula des milliers; pour nombre d'entre eux, cette décision signifia leur arrêt de mort. D'autres mesures avaient aussi un caractère antisémite: les enfants juifs ne purent, à l'instar des autres, venir en convalescence en Suisse durant la guerre. Le Conseil fédéral refusa aussi d'accueillir, dès octobre 1938, les juives d'origine suisse mariées à un étranger ou de les réintégrer dans la citoyenneté suisse. Pour tout cela, le Conseil fédéral a présenté ses excuses officielles en 1995.
La Deuxième Guerre mondiale terminée, les cas d'antisémitisme furent d'abord rares en Europe; l'horreur de l'holocauste semblait avoir discrédité et l'idéologie et le génocide, que l'on jugea unique dans l'histoire. La fondation de l'Etat d'Israël et la genèse du Sionisme exprimèrent clairement que les juifs n'endureraient plus une politique antisémite sans se défendre. En Suisse, l'Amitié judéo-chrétienne, créée en 1946 en réaction à la Shoah, a entre autres buts ceux de combattre l'antisémitisme et d'encourager la compréhension entre judaïsme et christianisme. Des relents d'antisémitisme se maintinrent toutefois dans divers milieux et mouvements. Depuis la guerre des Six-Jours israélo-arabe en 1967, un antisémitisme de gauche s'est développé sous une forme antisioniste. Dans les années 1990, l'antisémitisme s'est à nouveau répandu dans les milieux intégristes et d'extrême-droite. Les tendances racistes et l'opposition à leur encontre ont gagné en importance depuis la fin de la guerre froide. Dans ce contexte, la dénégation de l'existence d'Auschwitz joue un rôle primordial. Une loi antiraciste est en vigueur depuis 1995; elle avait fait l'objet d'un référendum, repoussé en votation populaire en 1994. Sa teneur correspond à la convention de l'ONU sur l'élimination de toute forme de discrimination raciale. Ainsi la lutte contre l'antisémitisme est-elle désormais du ressort de l'Etat.
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