Navigation – Plan du site

Accueil189534-35Plans rapprochésChristine et Fritz : du Liebelei ...

Plans rapprochés

Christine et Fritz : du Liebelei de Schnitzler au Liebe d’Ophuls

Francesca Granata
p. 191-205

Texte intégral

1Liebelei, tourné par Max Ophuls en 1932, est l’adaptation cinématographique de la pièce théâtrale homonyme d’Arthur Schnitzler (1885). L’humble Christine, avec son amour sans conditions et sans espoir pour le noble Fritz, est la protagoniste incontestée du drame de Schnitzler. D’emblée il se forme entre eux deux une opposition socio-économique, qui va durer jusqu’à la fin et ne sera jamais dépassée. Christine ne peut affirmer la réalité de son sentiment, même lors de la mort de Fritz. En effet les conventions sociales rigides ne pourraient accepter la présence d’une süßes Mädel aux funérailles d’un représentant d’une bonne famille… Une autre opposition est incarnée par la maîtresse de Fritz : cette femme fait partie de la vie actuelle du garçon, et sa présence est incompatible avec une « renaissance » de celui-ci auprès de Christine.

2Dans le drame, Fritz songe continuellement à cette femme, et il est toujours très inquiet qu’un malheur puisse lui arriver. Bien qu’elle n’entre jamais en scène, dès le début sa présence constitue une hantise menaçante, sa figure est enveloppée par le mystère et un présage de mort. Voilà l’opposition entre Christine et Fritz : c’est le grand, l’unique, le seul Liebe de la jeune fille, qui l’engage complètement, vis-à-vis du Liebelei du garçon, qui se présente comme un divertissement.

3Toutefois, dès le début on s’aperçoit que Christine est consciente de cet écart : tandis qu’elle est sûre de la profondeur de son amour, elle doute des sentiments de Fritz, en devinant déjà que cette relation ne durera pas éternellement.

4Au contraire, dans le film c’est le couple Fritz-Christine qui est au centre de la tragédie. L’histoire ne représente plus seulement l’engagement total de la protagoniste féminine, mais aussi celui de tous les autres personnages, dans un crescendo dramatique très fort. La différence de milieu social, qui dans le drame constitue une opposition incontournable, ici n’est plus une barrière, mais en un certain sens unit les deux héros. En effet, Fritz, en échappant à la Baronne obsédante et en choisissant l’amour pour Christine, est intimement attiré par un milieu petit-bourgeois et renie ainsi les valeurs incarnées par la Baronne et son monde1. La figure de celle-ci, obstacle au début du film qui s’interpose entre les deux protagonistes et qui semble engager profondément Fritz, peu à peu va perdre son importance : elle ne sera plus une présence concrète, mais plutôt une dimension à dépasser ; Fritz va la quitter. Et Christine, femme fragile, va au long du récit prévaloir, grâce à sa faiblesse et à sa pureté, sur la femme fatale aux traits démoniaques2.

5Ce qui en revanche est irréductible, c’est l’héritage du passé, c’est-à-dire le caractère inéluctable de la destinée qui touche directement ou indirectement les deux protagonistes.

6Le Baron et son beau-frère, les représentants les plus significatifs de la sévérité et de la rigidité du code d’honneur militaire, agissent en opposants de Fritz. S’ils scellent définitivement sa destinée en le tuant, leur action touche également le sort de la jeune fille, qui lui est liée si profondément. Ils agissent aussi sur la vie de la Baronne. Il reste qu’elle est une victime consciente, parce qu’elle a volontairement offensé et transgressé les valeurs militaires. À l’inverse, Christine demeure une victime inconsciente de la fatalité.

7Dans cette analyse on étudiera les codes des cadrages, tels que l’échelle des plans, les angles de prise de vue, la lumière et la composition photographique, pour chercher à montrer combien ils concourent à construire les deux figures féminines prototypiques – Christine et la Baronne, et sont indispensables pour définir le changement de perspective opéré par Ophuls par rapport au texte de Schnitzler.

8L’analyse de l’échelle des plans confirme la tendance ophulsienne à préférer les plans rapprochés ou les plans moyens, en évitant presque toujours les gros plans. Dans un entretien, Danielle Darrieux confiait :

Ophuls ne pouvait pas supporter les gros plans. Il n’aimait pas souligner, insister. Dès qu’une scène atteignait une certaine tension, la caméra se retirait, fuyait les interprètes, comme si elle était à la recherche d’un objet ou d’un coin de scénographie pour s’y cacher pudiquement.3

9Ce choix est dicté par une volonté de créer toujours une certaine distance face aux événements représentés, de sorte que le spectateur puisse se concentrer surtout sur l’action. Dans La Ronde, l’insertion continuelle de filtres entre les personnages et la caméra révèle la présence de l’auteur, et provoque chez l’observateur un acte de réflexion sur la représentation4.

10Déjà dans Liebelei, il se profile un imperceptible décalage entre l’œuvre et son auteur, entre le rythme extérieur et le rythme intérieur du film5, un détachement qui stimule plus l’attention critique du spectateur que son identification. Mais il y a des exceptions, avec le gros plan de la Baronne et celui de Christine : tous deux expriment une tension dramatique particulière, bien qu’avec des connotations très différentes. Il y a là une comparaison à distance entre deux figures feminines prototypiques : d’un côté la maîtresse, la femme fatale aux traits démoniaques, de l’autre Christine, la femme fragile au caractère ingénu, frais, pur et innocent.

11À mesure qu’avance le film, Fritz s’éloigne de la Baronne, rompt sa dangereuse liaison avec elle et se laisse lentement conquérir par la pureté de la jeune fille. Ce détachement et ce rapprochement trouvent leur parfaite réalisation dans plusieurs séquences.

12C’est ainsi que le gros plan de la Baronne est placé au début du film, lorsque Fritz est encore engagé avec elle ; le long du récit les plans qui la caractérisent sont plus amples et plus espacés pour souligner l’abandon par Fritz de la femme. En ce sens, la photo 1 est très significative : la Baronne est cadrée en plan moyen et enfermée dans un espace symétrique et ordonné (voir les deux portes-fenêtres sur les côtés), qui reflète magnifiquement la raideur et la sévérité du code de l’honneur militaire, tel qu’il a triomphé sur elle en marquant sa destinée.

13Cette image se situe aussitôt après que Fritz a décidé de rompre définitivement avec elle, et que son mari a eu la confirmation de la trahison. À la fin, la Baronne est abandonnée par les deux hommes : le mari l’« exile » en tant qu’adultère coupable, l’amant la quitte pour l’amour d’une autre ; elle est donc victime de son incapacité de gérer sa vie et d’accomplir ses choix.

14Au contraire le gros plan de Christine se situe à la fin du film, quand la jeune fille apprend la nouvelle de la mort de Fritz. Tout au long du récit, le sentiment profond qui unit Christine à Fritz a augmenté en un intense crescendo dramatique, et ce gros plan confirme l’importance grandissante acquise par la figure de Christine vis-à-vis de la Baronne. Le choix des plans souligne un détachement progressif du spectateur des vicissitudes de la Baronne, et par conséquent un rapprochement de l’intimité de Christine.

15Revenons à la Baronne : elle entre en scène pour la première fois en compagnie de son amant Fritz, qui a déserté l’Opéra pour lui rendre visite, puis au retour de l’Opéra de son mari. Les plans qui la caractérisent en compagnie des deux hommes sont différents, montrent le jeu des rapports qui lient ces trois personnages, et contribuent à définir la personnalité de la Baronne.

16La première séquence est l’unique où la Baronne et Fritz sont tout à fait seuls ; c’est justement dans une scène représentant son intérieur qu’apparaît le gros plan de la femme. Dans la photo 2, Fritz est en train de lui expliquer ses préoccupations et sa peur d’être découvert par le Baron. Cet état d’angoisse est souligné par un usage accentué de la lumière, qui en ressort très contrastée : une ombre se détache sur la paroi et le visage de Fritz présente des zones plus sombres et d’autres très éclairées.

17C’est la figure de la Baronne qui crée ce contraste. Aux épaules de la femme est associée une lumière diégétique, une lampe qui pourrait illuminer entièrement Fritz, si la femme n’était là pour l’empêcher… De ce point de vue, on a l’impression que la présence de la femme porte ombrage à Fritz, et qu’elle est la cause de son trouble, de son anxiété. Cet emploi de l’éclairage souligne les nombreux doutes de Fritz à propos d’une liaison clandestine qui est condamnée à rester secrète.

18Les éléments qui définissent la Baronne sont très différents. D’abord, quand Fritz est cadré, la silhouette de la Baronne occupe un espace important sur la droite de l’image, comme pour souligner son importance menaçante – tandis que rien ne dérange son image lorsqu’elle vient à être cadrée, le profil de Fritz n’occupant qu’un petit espace en haut à gauche (photo 3). En outre, le visage de la Baronne est éclairé de manière assez homogène, plus forte qu’autour de Fritz. Ce choix met en relief son indifférence à toute menace, et sa certitude quant à ses sentiments pour Fritz : le seul contraste est donné par le visage de la femme entièrement illuminé et l’espace derrière elle, qui demeure presque dans l’obscurité.

19Le conflit visuel entre ces deux cadrages souligne d’un côté tous les traits d’angoisse, de peur et de trouble de Fritz ; de l’autre, la sûreté et la maîtrise émotive de la Baronne. Ce que confirme le gros plan final (photo 4) : lorsque Fritz lui confie avoir l’intention de ne plus lui rendre visite, la Baronne répond : « Alors je viendrai chez toi. Tu me donnes ta clé ? » Elle l’embrasse et ce gros plan dévoile son état d’âme à cet instant. En fermant les yeux elle se laisse complètement emporter par ses émotions, sans aucune peur.

20Comme dans la pièce, ce qui caractérise le lien entre Fritz et la Baronne est le champ sémantique de la peur, de la menace et de la mort, mais avec une importante différence : dans le drame Fritz paraît très anxieux des problèmes psychologiques de sa maîtresse, qui semble souffrir d’hallucinations causées par l’angoisse d’être découverte ; dans la séquence qu’on vient d’évoquer, le sentiment du danger semble appartenir au seul Fritz. Dans la pièce, c’est à travers les mots de Fritz que nous est presentée leur liaison, qui est vécue par tous deux avec autant de force et de profondeur.

21Dans le film la perspective change dès le début : Fritz est en proie à l’incertitude, alors que la Baronne paraît décidée à continuer la relation. Le rapport entre les deux n’est pas aussi équilibré que dans le drame : voilà ce qui permet à Fritz de se laisser conquérir entièrement par Christine, en se détachant complètement de la Baronne et en la considérant peu à peu comme quelque chose de passé.

22En présence de son mari, l’attitude de la femme est bien différente. À cet égard, la scène où le Baron rentre de l’Opéra en avance est très significative : il trouve sa femme assise, fumant et lisant un livre ; pendant qu’il explore d’un air menaçant la chambre de sa femme à la recherche de l’amant, la Baronne continue à lire son livre, impassible (photo 5). Au delà de la frénésie du Baron et du calme apparent de la Baronne, il s’établit dans le cadrage une hiérarchie de regards entre les deux personnages. Le Baron demeure derrière la chaise de sa femme, il la regarde sévèrement du haut de sa position, pendant qu’elle l’observe craintive, de bas en haut. Cette hiérarchie leur prête des traits opposés : au Baron un caractère dominant, menaçant, typique de celui qui contrôle tout d’en haut ; à la Baronne une attitude d’infériorité, de soumission, voire de paralysie.

23En effet, jusqu’à ce que le mari demeure dans sa chambre la Baronne ne bouge pas, comme si la présence de l’homme la pétrifiait ; dès que le Baron sort, elle se tourne d’un coup depuis sa chaise pour le suivre du regard. Le Baron semble jouer le rôle d’un frein inhibiteur pour la femme, en la forçant à garder sous contrôle chaque sentiment et presque à s’adapter à sa propre raideur.

24Jusqu’ici on a examiné le rapport différent qui lie la Baronne à Fritz et au Baron, quand elle se trouve seule avec l’un des deux : dans le premier cas elle se délivre de ses inhibitions en donnant libre cours à ses sentiments ; dans l’autre elle se fige en tâchant de contrôler quoiqu’il arrive ses émotions. En outre, l’emploi du gros plan (le seul de la femme dans le film entier) nous introduit dans son intimité et son état d’âme, à un moment d’une très grande intensité dramatique – tandis que l’emploi du plan rapproché et du plan américain crée une certaine distance, qui reproduit de même la nature du rapport avec son mari.

25Si nous observons la manière de représenter le Baron, la Baronne et Fritz dans une même pièce, nous voyons les relations qui s’établissent entre eux à l’intérieur du cadrage – par exemple dans la séquence où Fritz se rend chez le Baron (c’est la dernière fois qu’on le voit avec la Baronne). Dans la photo 6, les trois figures peuvent être parfaitement inscrites dans un triangle, dont le sommet est représenté par la Baronne. Cette figure géométrique acquiert une valeur symbolique, dans la définition des rapports entre les trois personnages : la femme est le sommet du triangle amoureux, au centre de l’attention des deux hommes. Il ne s’agit pourtant pas d’un triangle équilatéral, mais scalène : le côté qui unit la Baronne à Fritz est beaucoup plus court que celui qui unit la Baronne et le Baron, tandis que celui qui relie Fritz au Baron est le plus long. Le rapport qui lie la Baronne à Fritz est plus intime et étroit que celui qui l’unit à son mari ; en effet il se trouve dans une position déplacée vers la gauche. La femme est cadrée de front, assise, les deux hommes, au contraire, de profil, debout, l’un devant l’autre, en duellistes : une position qui préfigure le défi qui va avoir lieu.

26La photo 7 nous présente le Baron, la Baronne et Fritz de nouveau ensemble. Cette image suit la visite chez le Baron du Major von Eggersdorf, qui révèle à son frère les soupçons sur la relation clandestine de sa femme. Au contraire de la photo 6 (où se maintenait une certaine distance, bien que non homogène, entre les personnages représentés en plan moyen), les figures sont franchement plus proches et filmées en plan rapproché. Si auparavant le Baron apparaissait très déplacé vers la gauche, dans cette scène il est nettement plus près de Fritz et de la Baronne. À présent il est de moins en moins éloigné de la vérité : un soupçon est en train de devenir une certitude. Et si on retrouve la même forme triangulaire, les trois ne sont plus sur le même plan : le Baron est sur les marches de l’escalier, alors que la femme et Fritz sont sur le palier ; le Baron se trouve dans une position de nette supériorité et un domaine visuel propre lui est conféré.

27Le sort de la Baronne et celui de Fritz sont donc marqués par le tragique constat de la fatalité, qui se concrétise parfaitement dans la figure du Baron. Les signes d’émancipation attribués par le metteur en scène, qui représente la femme en train de fumer et de lire, montrent une liberté qui n’est qu’apparente… Elle aussi, comme Fritz, est victime des règles du code d’honneur militaire et son « exil » ne fait que confirmer le triomphe de ces valeurs.

28La représentation de Christine, telle qu’elle apparaît dans les séquences que nous allons analyser, souligne son progressif rapprochement de Fritz et lui confère des traits qui font d’elle un prototype féminin complètement différent de la Baronne.

29La scène où Fritz arrive au café (Theo, Mizzi et Christine étant déjà là) est très significative – parce qu’il s’agit de leur première rencontre, caractérisée par une forte séparation entre les deux protagonistes ; en même temps, elle donne d’importants indices pour le développement du drame.

30Dès son entrée, Fritz veut parler à l’écart avec son ami, pour lui expliquer qu’il a donné les clefs de son appartement à la Baronne ; Mizzi et Christine demeurent assises à table. Selon Chamblee6, les deux filles sont dominées par la hiérarchie militaire, Mizzi expliquant à son amie les différents grades… Ensuite, dès que les deux Lieutenants entrent dans le champ, dans une position de supériorité, on voit clairement la présence d’un grillage métallique qui semble piéger les jeunes filles (photo 8).

31D’abord une ligne verticale d’une certaine épaisseur divise le cadrage d’une façon parfaitement symétrique : d’un côté il y a les deux officiers debout, de l’autre les deux filles assises. Une séparation très nette s’établit entre les quatre personnages, mais surtout entre Christine et Fritz. Ce sont eux, en effet, qui se trouvent physiquement le plus proches de la ligne qui sépare le plan. Tandis que Christine, assise, fixe Fritz en cherchant à croiser son regard, il paraît absent, le regard tourné vers le bas. Puisqu’il revient d’un rendez-vous avec la Baronne, ses pensées sont ailleurs et il est gêné de rencontrer les deux filles. Cette première rencontre se caractérise donc par une forte distance, et par une certaine tension due à un croisement de regards manqué.

32Le lien entre la Baronne et Fritz, qui paraît très fort au début, est marqué tout au long du film par un progressif détachement du garçon ; au contraire, entre Fritz et Christine on débute par une séparation pour arriver à une union – qui, comme on le verra, est à même de survivre à la mort. Leur graduel rapprochement trouve son expression la plus profonde dans la promenade nocturne le long des brumeuses ruelles de Vienne.

33Cette scène peut être divisée en deux parties : la première, formée de quatre différents cadrages, est caractérisée par une évidente distance qui sépare les jeunes gens ; la deuxième, au contraire, constituée par un seul plan-séquence, marque un rapprochement de Fritz vers Christine. Dans la première série de cadrages (photos 9 et 10), Fritz marche toujours un pas en avant de Christine, il la devance des épaules et ne lui adresse pas un mot. Pour souligner davantage l’écart entre les deux protagonistes, le metteur en scène emploie une focale courte, qui nous éloigne des sujets et accentue la perspective, en élargissant et en approfondissant l’espace.

34L’éclairage, avec la lumière des réverbères des rues couvertes de neige, rehausse dramatiquement la situation et en visualise le sens, en créant une atmosphère féerique plongée dans un silence surnaturel. De la sorte la longue promenade des jeunes gens est continuellement traversée par une alternance de lumières et d’ombres, exprimant la tension qu’ils ressentent… Christine et Fritz ne savent que dire, et la gêne de la première rencontre se révèle dans un échange de mots rares, entrecoupé de longs et significatifs silences, qui suggèrent eux-mêmes des passions cachées7.

35Dans la deuxième partie de la scène (photos 11 et 12), caractérisée par un seul plan-séquence, puisque la focale employée par Ophuls est plus longue, il y a une plus grande proximité avec les deux protagonistes, un rétrécissement de l’espace et un aplatissement de la perspective. Fritz et Christine paraissent ainsi moins éloignés et sur le même plan. Le changement d’échelle ressort tout de suite : on est passé du plan moyen au plan rapproché ; un changement d’objectif et de cadrage accentue le passage d’une relation d’étrangers à une plus grande intimité… Dans le moment le plus remarquable (photo 12), Fritz tout en se promenant porte la main à la tête avec une grimace de douleur ; tout de suite Christine lui tend de l’eau de Cologne sur un mouchoir. À cet instant, Fritz, qui pendant toute la promenade a tenu les yeux fixés ailleurs, s’arrête et pour la première fois regarde émerveillé la jeune fille – comme s’il s’apercevait tout à coup d’une existence qu’il aurait ignorée jusque là. C’est alors seulement que les deux protagonistes se trouvent l’un devant l’autre, et que passe enfin entre eux cet échange de regards qui ne s’est jamais produit… C’est aussi le moment du premier « contact » physique entre eux, à travers l’effleurement de leurs mains. Il définit en outre de manière très significative le caractère d’une figure féminine tout à fait opposée à celle de la Baronne : en prenant soin de Fritz, en soulageant sa douleur, non seulement physique mais avant tout psychologique, Christine se présente comme celle qui peut le sauver des angoisses qui le tourmentent. L’usage de la lumière semble à cet égard particulièrement expressif, et met en valeur la dimension salvatrice de Christine. Son profil apparaît complètement éclairé, au contraire de celui de Fritz, qui demeure entièrement dans l’ombre : l’innocence, la pureté et l’ingénuité de Christine lui font conquérir vraiment le cœur de Fritz, qui à son tour « renaît » avec elle.

36Cependant, les deux personnages sont définis avec des caractères différents. Si on divisait verticalement l’image en deux parties, on remarquerait la présence, derrière et sur Christine, d’une grande ombre qui semble presque l’envelopper. Malgré cette présence menaçante, son profil est éclairé ; elle n’entre pas dans l’ombre : voilà pourquoi elle ne peut se rendre compte qu’une tragédie plus forte qu’elle est en train d’évoluer derrière ses épaules… Une telle image préfigure le développement dramatique de son histoire amoureuse : d’un côté l’amer constat de la fatalité qui dès cette scène menace Christine, de l’autre sa complète inconscience, qui l’amène à vivre jusqu’au bout son grand amour.

37C’est dans la séquence où les couples se retrouvent au café pour la deuxième fois (photo 13), que cette dimension propre à Christine est le plus fortement mise en évidence. En comparaison avec la première rencontre, les quatre protagonistes, Fritz et Christine surtout, sont plus proches et la séparation entre Fritz et Christine de la photo 8 a disparu. Maintenant tous les quatre sont autour de la même table – tandis qu’auparavant, avec les jeunes filles assises et les deux officiers debout, ces derniers étaient dans une position de supériorité ; cela marque un surcroît d’harmonie et d’intimité, que soulignent aussi les regards qu’échangent Fritz et Christine… Puis les deux amoureux dansent une valse, sous les yeux ravis de Theo et de Mizzi. À la fin de la scène, la photo 14 est très intéressante : Christine et Fritz sont proches comme ils ne l’ont jamais été, mais dans ce cas aussi l’effet de l’éclairage dramatise la situation. La figure de Christine est illuminée, mais une ombre se profile sur son visage, couvre l’œil, le nez et la bouche. À l’observer de près c’est seulement la présence de Fritz qui crée ce contraste – comme s’il éclipsait la jeune fille et jetait une ombre sur sa figure.

38En ce sens, cette scène joue également un rôle d’anticipation des événements qui vont survenir : la sévérité du code militaire va marquer non seulement la destinée de Fritz, mais aussi celle de Christine, qui s’est laissé engager inconsciemment dans cette histoire. Inconsciemment, parce qu’elle ne doute pas un instant de la profondeur de l’amour de Fritz – tandis que dans le drame, dès la première scène elle nourrit beaucoup de doutes sur la force du sentiment qu’elle inspire, et souffre d’un amour sans illusions.

39On a vu que la Baronne faisait l’objet d’un seul gros plan au début du film, puis qu’au fur et à mesure du déroulement du récit, elle était cadrée en plans moyens ou rapprochés… En revanche, c’est seulement dans la séquence finale que Christine obtient un très long gros plan (photo 15). Son visage isolé perd tout contact avec le milieu qui l’entoure et n’a plus aucun rapport avec l’espace. Durant le plan-séquence tout entier elle n’entend personne ; aucun contre-champ sur son père, ni sur Theo ou Mizzi, devenus autant de voix off sur son gros plan.

40Selon Mancini, « le spectateur semble s’égarer dans le visage de Christine8 », qui en devenant « un espace-frontière à la limite du monde extérieur et du monde intérieur9 », permet d’entrer dans l’intimité de la protagoniste. Son regard devient, ici comme jamais, un regard d’amour, fixe, extatique. En outre, l’intensité de cette image et l’importance du sentiment vécu par Christine sont déterminées par la très longue durée du plan fixe (deux minutes). Une pareille extension temporelle ne fait que dramatiser encore la situation de Christine, privée de la raison de sa propre existence.

41Si l’on compare les deux scènes finales de la pièce et du film, selon Paola Filippi de nombreux indices décèlent le renversement de perspective réalisé par Ophuls avec le drame de Schnitzler10. Dans la pièce, la réaction de Christine à la nouvelle de la mort de Fritz est un long monologue désespéré. Elle n’attend même pas les réponses aux questions qu’elle adresse aux autres personnages présents, elle suit ses pensées et, toute seule, arrive à la dure vérité :

Pour une femme ? […] Pour cette femme… pour cette femme qu’il aimait. Et son mari… oui, son mari l’a tué… Et moi… que suis-je, moi ?… Que lui étais-je ?… 11

42Ayant vécu un amour sans illusions, elle pressent d’une certaine manière la tragédie finale. Ayant vu Fritz au théâtre avec « la femme habillée en noir », ayant assisté à la visite inattendue du Baron, elle a toujours été perplexe quant à l’authenticité du sentiment de Fritz. Au contraire, le monologue final du film, par lequel Christine réagit à la mort de Fritz, « efface toute référence réitérée à l’aliénation de la protagoniste12 », qui se demande : « Qu’est-ce que j’étais pour lui alors ? », mais conclut en disant : « Mais il m’a dit lui-même qu’il m’aimait ! ». Christine, chez Ophuls, « n’a pas été privée de chaque possible repère existentiel, mais seulement de la raison de son existence ». Pour elle, « l’amour de Fritz est encore une réalité […] quelque chose de vivant et de présent, qui n’est pas entré dans une dimension historique13 ».

43Un autre indice, presque imperceptible, du renversement de perspective entre le drame et le film, c’est le commentaire que fait Christine des événements dont elle a été victime14. Dans la pièce, elle dit que Fritz est mort « pour cette femme qu’il aimait » ; dans le film, « à cause d’une autre femme. » Dans la pièce Fritz meurt en duel pour une autre femme, alors que dans le film il meurt en duel à cause d’une autre femme – c’est-à-dire d’un obstacle de la destinée : une veille histoire, rien de plus. L’amour des deux protagonistes n’est pas mis en doute et survit, au delà du temps.

44En effet dans la séquence finale, les voix hors-champ de Christine et de Fritz se répètent le serment d’amour éternel qu’ils avaient échangé dans le même décor enchanté. Les troncs et les branches des arbres sont semblables aux petites croix blanches dans un cimetière couvert de neige : un mélange d’amour et mort, qui résume leur histoire d’une manière emblématique (photo 16). L’amour ici survit après la mort, devenue la seule possibilité de réunion des amoureux par la grâce du mélodrame.

Haut de page

Notes

1S. M. White, The Cinema of Max Ophuls. Magisterial Vision and the Figure of Woman, New York : Columbia University Press, 1995, p. 45.
2P. M. Filippi, « Traduzione filmica di un’opera di Arthur Schnitzler », in C. Heiss et R. M. Bollettieri Bosinelli (dir.), Traduzione multimediale per il cinema, la televisione e la scena, Bologne : Clueb, 1996, p. 347.
3« La Ronde di Max Ophuls », Cinema Nuovo, juin 1957.
4P. G. Pollastrini, « Max Ophuls : il peso della leggerezza », Lumière n° 12, 1997.
5C. Beylie, « Max Ophuls, poeta ed esorcista dello spettacolo », in A. Tassone, Max Ophuls, L’Enchanteur. Turin : Lindau, p. 100.
6R. Chamblee, Max Ophuls’ Viennese Trilogy, et S. M. White, op. cit., p. 88.
7V. Attolini, « Arthur Schnitzler nel cinema di Max Ophuls », in G. Farese (dir.), Arthur Schnitzler e il suo tempo, Milan : Shakespeare & Company, 1986, p. 160.
8M. Mancini, Max Ophuls, Florence : Il Castoro Cinema, La Nuova Italia, 1978, p. 78.
9G. Rondolino et D. Tomasi, Manuale del film. Linguaggio, racconto, analisi, Turin : Utet, 1995, p. 85.
10P. M. Filippi, op. cit., p. 351.
11A. Schnitzler, Liebelei, traduction de Dominique Auclères, Paris : Stock, 1975/Le Livre de poche, pp. 192-193.
12P. M. Filippi, op. cit., p. 352.
13Ibid, p. 35O.
14Ibid.
Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Francesca Granata, « Christine et Fritz : du Liebelei de Schnitzler au Liebe d’Ophuls »1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 34-35 | 2001, 191-205.

Référence électronique

Francesca Granata, « Christine et Fritz : du Liebelei de Schnitzler au Liebe d’Ophuls »1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze [En ligne], 34-35 | 2001, mis en ligne le 24 janvier 2007, consulté le 09 janvier 2025. URL : http://journals.openedition.org/1895/182 ; DOI : https://doi.org/10.4000/1895.182

Haut de page

Auteur

Francesca Granata

Francesca Granata poursuit des recherches à la Faculté de langues et de littératures étrangères de l’Université Catholique de Turin, où elle a soutenu en 2001 une thèse intitulée : Adattamento e dinamica dei personaggi. Le figure femminili tra Arthur Schnitzler e Max Ophuls.

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-SA-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Search OpenEdition Search

You will be redirected to OpenEdition Search

  NODES
Association 1
Note 2
twitter 1