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Etudes

Faut-il oublier Georges Sadoul ?

Georges Sadoul, une jeunesse nancéienne
Pierre Durteste
p. 29-46

Résumés

L’article commence par s’interroger sur l’oubli progressif dont l’œuvre de Sadoul est victime depuis une vingtaine d’années, soit en raison de sa double appartenance à l’histoire et à la critique engagée, soit en raison de faiblesses méthodologiques, lacunes ou erreurs dans son œuvre inachevée sur l’Histoire générale du cinéma. Il soutient cependant que la démarche de Sadoul demeure exemplaire par ses partis pris de méthode qui admettent la continuelle remise à jour des données. Dans une deuxième partie l’article examine les premières années d’activités publiques du futur historien, à partir de l’exploitation du fonds Sadoul (Cinémathèque française / BiFi), et en son sein de sources jusqu’ici non exploitées. On comprend alors comment se forment sa sensibilité et son engagement dans le combat culturel, alors qu’il vit à Nancy, sa ville natale.

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Texte intégral

1L’historien du cinéma Georges Sadoul aurait eu cette année cent ans. Il est l’auteur d’une œuvre considérable, dont on peut retenir l’Histoire générale du cinéma (en 6 volumes) ; l’Histoire du cinéma mondial ; Vie de Charlot : Charles Spencer Chaplin, ses films et son temps ; Georges Méliès, etc. Pourtant, son travail est aujourd’hui déconsidéré, cantonné désormais à illustrer les dérives « staliniennes » en France, comme l’ont fait les Cahiers du Cinéma dans un hors série de novembre 20001. Peut-on réduire, trente-sept ans après sa mort, les écrits de Sadoul à cela ? Nous ne le pensons pas. Georges Sadoul est – comme l’affirme Gian Piero Brunetta – le premier « à avoir été reconnu comme un protohistorien du cinéma international »2. Henri Langlois prétend qu’avant l’Histoire générale du cinéma, « il n’existait rien, tout ce qui s’écrit aujourd’hui, tout ce qui se lit, n’est possible que parce qu’il s’est attaqué à cette immense terre vierge ignorata qu’était le passé du cinéma »3. Mieux, Sadoul est aussi l’un des premiers à dissocier l’activité d’historien de celle de critique, pour laquelle il revendique la dimension subjective. Dans l’écriture critique, il est militant politique avant tout. Pour lui, la critique est l’occasion d’aborder un point politique, économique ou historique. Son originalité aura été de mettre en place une…

… critique à thèse [dans laquelle] chaque film pris en compte dans les chroniques des Lettres françaises, pendant plus de vingt ans, est ainsi l’occasion d’un court essai où se déploient [ses] connaissances et les idées : présentation d’un moment de l’histoire du cinéma, d’un état du cinéma international, d’une cause à défendre, de la filmographie d’un auteur classique ou méconnu, d’une idée plus ou moins originale.4

2Par la critique, Sadoul prend position, rejette tel ou tel réalisateur, condamne tel ou tel film, fait passer ses convictions politiques à travers ses articles. Cette activité hebdomadaire qu’il exerce, dès 1934, dans plusieurs revues, dont on peut citer, sans être exhaustif : Regards, Mon Camarade, Commune, Confluences, les Lettres françaises, l’Humanité, Liberté, les Cahiers du cinéma, etc. lui permet d’être réactif sur l’actualité. Il sait aussi que la critique ne reste pas, qu’elle s’efface avec le temps, elle s’inscrit dans un présent instantané ; chaque critique recouvre la précédente en attendant d’être recouverte à son tour par la suivante, alors que les ouvrages historiques répondent à un mouvement lent dans le temps. Les livres sont faits pour durer, leur volonté est d’être intemporels, même si cela n’est pas réellement possible. Jean-Pierre Jeancolas, a déjà soulevé ce problème de la distinction entre critique et histoire. Dans le Cinéma en histoire, il note que…

La confusion entre histoire et critique est presque consubstantielle à l’histoire du cinéma. La critique est une approche chaude de l’objet (du film), qui intègre le plus souvent une dose de subjectivité, admet la polémique, et s’inscrit dans l’éphémère, même si le rêve (inavoué ou non : nombreux sont les critiques qui publient leurs chroniques, ou les emploient comme matériaux de base d’une « histoire » presque immanquablement lacunaire) du critique est de durer. L’histoire relève, ou devrait relever, d’une approche plus froide. Distancée. L’histoire implique un classement, une mise en perspective, une hiérarchie sans doute qui n’est pas nécessairement celle du goût.5

3Lorsqu’on se réfère à l’œuvre de Sadoul, on fait souvent l’amalgame entre ses deux activités, alors que pour lui, le seul point commun entre ses critiques et ses « histoires », c’est leur érudition, ce qui – bien évidemment – ne pose pas de problème, au contraire… Trop souvent aussi, son appartenance politique a été un expédient pour oublier son immense apport à l’histoire du cinéma.

4Pourquoi ne pas reconnaître – comme semble le suggérer Gian Piero Brunetta – que…

Chez Sadoul cœxistent deux facettes distinctes : le personnage du critique militant d’une part, qui combattait en première ligne dans la bataille des idées qui se déroulait dans l’après-guerre et au cours de la Guerre froide ; celui de l’historien d’autre part, parfaitement conscient de son propre rôle de pionnier et d’apôtre ?6

5Il nous semble que cantonner le travail de l’historien à ses écrits polémiques et à ses choix politiques sans prendre en compte le contexte exceptionnel de l’époque – guerre, après-guerre, guerre froide ! – serait une erreur plus importante pour le cinéma et son histoire que les quelques fautes d’appréciations esthétiques ou parfois historiques, que celui-ci commit. C’est pourquoi nous considérons de notre « devoir d’attirer de nouveau l’attention sur le travail de Georges Sadoul et Jean Mitry »7.

Défense du cinéma – défense de l’homme

6En octobre 1923 (il a alors dix-neuf ans), Sadoul écrit dans l’Est Républicain : « On raye le cinéma du nombre des arts, dont il est cependant l’un des plus intéressant, en le jugeant trop souvent sur un vieux film américain vu, par hasard, un jour de pluie. »8 Cette phrase marqua le début d’un combat, qui durera quarante-quatre années, pour la défense du cinéma. En 1945, il publie un article intitulé « Les ennemis du cinéma »9, révélateur de son engagement. Pour Sadoul, « les ennemis du cinéma sont ceux qui nous obligent à voir de mauvais films. »10 Ces derniers sont définis par le fait qu’ils ne font pas « progresser la connaissance du monde »11. Ainsi, dans l’approche sadoulienne du cinéma et de son histoire, la défense du cinéma inclut la défense de l’homme. On pourrait voir là une contradiction entre objectivité et subjectivité, une ambiguïté qui a d’ailleurs alimenté la principale critique à l’Histoire générale du cinéma et qui tient au fait qu’elle serait conduite par l’aveuglement « stalinien ».

7Il ne fait aucun doute que Sadoul soit communiste : membre du Parti depuis 1927, il est imprégné durant les années trente du matérialisme dialectique. Rien d’étonnant pour l’époque… Sadoul est loin d’être le seul intellectuel pour qui la découverte du monde passe par l’engagement politique.

8C’est d’ailleurs au sein du groupe surréaliste qu’il s’initie à la « Révolution ». Sous l’impulsion d’André Thirion, Sadoul entre en contact avec Aragon et Breton. Thirion écrit dans ses souvenirs : « Ainsi à la fin de 1925 notre parti, à Sadoul et à moi, était pris : les surréalistes apportaient tout ce que nous demandions à l’expression littéraire et bien au-delà. »12 Sadoul participe aux activités du groupe, il en suit le parcours esthétique et politique jusqu’en 1932, année de la rupture entre Breton et Aragon.

9Au contact des surréalistes, il expérimente les possibilités et les difficultés d’allier la réflexion théorique sur la révolution prolétarienne et les possibilités de sa mise en œuvre au sein de la classe ouvrière. Il comprend alors qu’à travers la littérature ou toute autre forme de création, on produit un discours politique. D’ailleurs, lorsque Sadoul débute dans la critique cinématographique en 1934, c’est pour proposer une voix différente de celle de Maurice Bardèche et de Robert Brasillach (qu’il qualifie de « solennels imbéciles »13), critiques de droite qui occupent alors largement le terrain. Ce n’est donc pas par hasard que dans les années vingt, Sadoul ne s’intéresse guère qu’aux films ayant une puissance révolutionnaire (le Cuirassé Potemkine, l’Âge d’or et Un chien andalou). Le cinéma est alors nécessairement une expérience permettant la perception brutale de la réalité. L’œuvre de Sadoul « trouve son origine dans un militantisme assumé »14.

10En 1959, dans une publication de la Cinémathèque de Lausanne, Du cinématographe au septième Art, Sadoul remarque sur les cartes de l’UNESCO la corrélation entre les zones d’illettrisme fort, et celles où le cinéma reste méconnu. Il partage alors l’analyse de Léon Moussinac, qu’il reconnaissait comme un maître : « Le cinéma ne parviendra au sommet de sa découverte que lorsque tous les peuples auront atteint le sommet de la liberté, le cinéma dans sa forme accomplie dira l’unité humaine qui est née de cela »15. Le lien est alors tracé entre l’évolution sociale et l’évolution artistique.

11C’est à travers cet activisme pour la défense du cinéma et de l’homme que Sadoul s’intéresse très tôt aux cinémas des pays sous-développés et en voie de développement, convaincu qu’ils peuvent être un facteur de progrès social. À la croisée de ses multiples activités, il participe à la découverte de Salah Abou Seif, de Youssef Chahine, ou encore de Satyajit Ray. Il travaille aussi étroitement avec les cinémathèques et les écoles de cinéma du monde entier, et aide à la création de plusieurs cinémathèques africaines, afin de donner un moyen d’expression aux peuples qui socialement en ont le plus besoin, car comme il l’écrit : « Le cinéma n’est pas seulement une distraction (bonne ou mauvaise) et un art, il est aussi un extraordinaire véhicule de la culture, un moyen sans pareil de communication entre les hommes et entre les peuples. »16

Crépuscule de Georges Sadoul

12Reconnue jusqu’à la fin des années soixante comme la référence de sa discipline, son œuvre a depuis lors connu une lente érosion, un mouvement d’effacement et parfois de remise en cause face à l’évolution des méthodes et des approches de l’histoire du cinéma.

13Ainsi, l’Histoire comparée du cinéma de Jacques Deslandes et Jacques Richard, dont deux volumes sont publiés entre 1966 et 1968, présente un premier basculement méthodologique et épistémologique dans la discipline. L’ouvrage, en effet, innove par sa méthode et sa construction. Après chaque exposé, les auteurs proposent un « État des questions », « où le lecteur pourra trouver une bibliographie critique et un aperçu des principaux problèmes soulevés par les questions traitées dans le chapitre correspondant »17. Deslandes et Richard furent les premiers à critiquer la méthodologie sadoulienne. Leur ouvrage relève des inexactitudes de datation dans l’Histoire générale du cinéma, et tente de démontrer que Sadoul fut laxiste dans ses recherches. Cet ouvrage, auquel une hostilité de nature politique n’était pas étrangère, marqua le début d’un mouvement de méfiance envers l’œuvre de l’historien nancéien qui était alors à son apogée, traduite dans des dizaines de langues, devenue la référence incontournable en la matière, incarnant la figure de l’expert dans nombre d’institutions, révéré par les archivistes en particulier par Langlois qui n’admettait pas qu’on remette en question la moindre parcelle de son travail. Durant les années soixante-dix pourtant, l’histoire du cinéma en tant que discipline cesse quasiment d’exister. Deslandes et Richard interrompent leur entreprise de réécriture de l’histoire du cinéma à l’aube du xxe siècle et la linguistique, la sémiologie et la psychanalyse deviennent dominantes dans l’étude du cinéma, faisant pièce à l’approche historique. C’est en 1978 que la découverte de nouvelles sources, présentées lors du congrès annuel de la FIAF (la fédération des archives du film rassemblant les cinémathèques du monde entier) qui se tient à Brighton, relance la recherche et révèle la nécessité de reconsidérer l’histoire de la période 1900-1906. François Albera explique que…

Le mouvement entamé par le Congrès de Brighton ne s’est pas borné à reconnaître l’intérêt et la spécificité du cinéma « des premiers temps », il a engagé une série de recherches et de constatations qui redéfinissent à la fois ce qu’on appelait jusque là « film » et « cinéma ». Il n’est pas de recherche historique sérieuse contemporaine – concernant le récit filmique, l’intertextualité, le son, la réception entre autres – qui n’ait été redéfinie, voire refondée, par ce remaniement historique. La redéfinition de la notion même de source est bien sûr afférente à ce phénomène.18

14La publication des ouvrages de Gilles Deleuze, Cinéma 1 et 2, en 1983-85, relance l’intérêt pour la discipline – car l’auteur utilise manifestement le travail de Sadoul et plus largement celui de Mitry –, mais en déstabilisant une partie de sa base, la chronologie. Désormais, « La tendance est partout à l’atomisation de la discipline, au resserrement de la recherche pointue sur des points de détail »19. Enfin, le colloque de Cerisy en 1985, sur « les nouvelles approches de l’histoire du cinéma », va jouer un rôle déterminant dans la redéfinition de l’historiographie du cinéma. De ces rencontres va naître la conviction qu’il faut repenser la discipline et qu’il est nécessaire qu’elle reprenne une place importante dans les universités. Il est alors acquis que les démarches universalistes, comme celle de Sadoul, ne sont plus possibles, car elles ont montré leurs limites en terme d’exactitude et de pertinence. Francesco Casetti écrit ainsi que…

Les histoires du cinéma traditionnelles, de celle de Ramsaye à la fin des années vingt à celle, bien plus complexe, de Sadoul dans les années quarante, se trompent donc dans le choix de leur objet, de leur méthode, de leur point de vue, de leur écriture. Elles sont trop proches des anciennes histoires de la littérature et de l’art pour saisir les contours du nouveau phénomène ; elles sont trop liées à des catégories interprétatives usées […] pour découvrir vraiment la logique qui sous-tend le devenir du cinéma.20

15C’est alors par la multiplication des études monographiques, ultra-spécialisées, que les historiens décident de passer pour comprendre les macrostructures. Emilio Sanz de Soto ne déclarait-il pas en 1969 : « C’est en rassemblant des monographies de réalisateurs, qu’on arrivera à redécouvrir l’Histoire du Cinéma »21 ?

La jeunesse de Georges Sadoul

16Pourtant, un renversement épistémologique de cette tendance qui voudrait voir le film (et son auteur) comme un texte autonome, est annoncé par les travaux d’historiens américains et canadiens comme Altman, Gaudreault, Gunning, Musser, et, au-delà, les chercheurs rassemblés au sein de Domitor. Plus récemment une nouvelle approche se propose de conjuguer la « Leçon des pères »22 et une redéfinition des « objets de connaissance »23, comme, par exemple, la question de la réception des films par le public, un paramètre sous-estimé dans les approches sadouliennes24.

17Enfin il est important de noter l’impact social de l’œuvre de Sadoul. Son travail est en grande partie réalisé individuellement, mais il engage toute une responsabilité collective, celle de la sauvegarde et la reconnaissance de l’histoire du cinéma. Il nous apparaît que ce dernier élément n’est pas encore définitivement acquis. Ainsi, son combat doit continuer à être mené.

18À dire vrai, qu’attendons-nous d’une histoire du cinéma ? Qu’elle nous donne à comprendre, par la véracité des documents sur lesquels elle s’appuie, ce qu’est le cinéma et quelle est son évolution. Sadoul fut l’un des instigateurs de cette méthode. Comme tous les précurseurs, son œuvre reste perfectible et comprend de nombreuses erreurs et imprécisions, liées principalement à l’état très réduit dans lequel se trouvaient les sources, mais aussi au contexte précaire dans lequel il dut rédiger la majeure partie de son Histoire générale du cinéma, durant la Seconde guerre mondiale. Les critiques de Deslandes et Richard et d’autres historiens sont donc parfaitement fondées, à tel point qu’elles s’appliquent tout autant à eux-mêmes. Sadoul avait parfaitement conscience de cela :

Peu importe, dans l’état de mes recherches, si telle ou telle erreur s’est glissée dans mon Histoire, faute d’avoir pu vérifier mes sources ; car ces erreurs involontaires vont susciter la vérité, vont susciter des corrections, des confidences et des révélations… Elles permettront ainsi d’élargir nos connaissances.25

19C’est pour cela que son travail reste exemplaire et qu’il ne faut pas aujourd’hui l’oublier.

20Plutôt que de revenir sur la production historique de Sadoul, sa méthode ou ses relations et ses apports avec la Commission de Recherche Historique (CRH) et le Bureau International de Recherche sur l’Histoire du Cinéma (BIRHC), etc. travail qui nécessiterait une recherche d’envergure, nous nous proposons d’attirer l’attention sur une partie peu connue de la jeunesse de l’historien qu’il consacra à l’action artistique en région. C’est en effet, dans ce cadre, au début des années vingt, que Sadoul va affirmer ses premiers goûts artistiques et cinématographiques et prendre le parti de l’action.

21Cette recherche s’appuie d’une part sur les archives « brutes » de l’historien et sur un document qu’il rédigea en 1965 dans lequel il revient sur cette période de sa vie26.

L’engagement artistique en région. 1923-1926

22Au début des années vingt, Sadoul et ses amis (parmi lesquels Maurice Boissais, Edmond Garandeau, Henri Hunziker, Georges Legey et André Thirion) constatent le manque de dynamisme de leur région, la Lorraine, qui empêche l’éclosion de nouveaux artistes lorrains – notamment par rapport à Paris – en raison du cloisonnement et de l’absence de soutiens locaux. Il faut ici rappeler que Nancy fut à la fin du xixe siècle un des principaux centres artistiques européens sous l’impulsion d’Émile Gallé, le fondateur de l’École de Nancy. Avec sa mort en 1904, c’est l’École de Nancy qui s’effondre, laissant un vide important dans le renouvellement artistique local.

23Toutefois, le Comité des Amis des Arts, dans lequel siège le père de Georges, Charles Sadoul, organise chaque année un salon artistique, plutôt traditionnel dans ses choix. Mais à partir de 1923, Georges Sadoul parvient à y introduire, avec l’appui de Victor Guillaume, quelques peintres modernes, ouvrant une brèche qui sera très largement élargie l’année suivante, avec le concours de Henri de Waroquier (président de la Société de la Jeune Peinture Française).

24Il existe cependant une réelle réticence à l’introduction de jeunes artistes. Un article non signé de l’Étoile de l’Est, paru le 26 mai 1923, salue l’initiative des deux jeunes gens mais fait une mise en garde à propos de peintres tels que Matisse, Dufresne ou Braque : « la seule chose intéressante est de savoir si ces messieurs répondront à l’invitation par l’envoi d’œuvres caractéristiques »27. Par la suite, Victor Guillaume publie un article enthousiaste sur cette exposition28 qui provoquera une réponse violente du directeur de l’Est Républicain29, René Mercier, qu’il signera Jean Durban. Celle-ci, présente dans les archives du fonds Sadoul, est annotée par l’historien de toutes sortes de remarques et d’insultes30. Durban parle à propos de Guillaume d’» enthousiasme […] un peu exclusif » et l’accuse de vouloir « épater le bourgeois ». À ces remarques, Sadoul émarge un bref « salop ». Durban critique la complexité peu accessible de ces jeunes artistes, déplorant le manque d’émotion qu’ils suscitent. Il ne comprend pas l’admiration que l’on peut porter à de tels peintres qui ont « tracé un nez de travers au-dessous – ou au-dessus – d’un œil qui louche ». C’est ici le mot « con » qui est apposé par Sadoul.

25Cet exemple nous donne à comprendre plusieurs éléments. Tout d’abord, la véritable difficulté de faire accepter, dans cette Lorraine des années vingt, l’art moderne qui provoque chez certains, de par l’incompréhension et le conservatisme, un fort rejet (il faudrait ici analyser l’influence de la pensée de Barrès). Cela ne fait que justifier la nécessité de la mise en place d’un organisme qui puisse mener une pédagogie de l’art et renforcer l’action et les convictions de ces jeunes nancéens. Ensuite, ces annotations de Sadoul dans la marge de l’article, nous prouvent bien son enthousiasme pour son activité « d’animateur culturel » qui s’accompagne du refus, souvent catégorique, de la critique à son encontre.

26À cette époque, Sadoul est critique d’art pour le Pays lorrain et partage son temps entre Nancy et Paris, où il devient lecteur chez Gallimard. Il y côtoie la diaspora nancéenne dont font partie Ivan Noé (directeur de la troupe Les Compagnons du Griffon), Maurice Martin du Gard (fondateur et directeur des Nouvelles littéraires, dont Sadoul devient le correspondant à Nancy), et André Spire.

Le Comité Nancy-Paris (1923-1926)

27C’est alors que germe la volonté de mettre en place un organe qui remédie à ce constat de pauvreté artistique dans la région et atteste « du besoin de passer au xxe siècle »31. Il semble que l’idée première du Comité remonte à une conférence de Colette32 faite à Nancy, au début de l’année 1923, à la Ligue de l’Enseignement. Sadoul avait assisté à celle-ci avec Hunziker et Legeay qui étaient journalistes à l’Est Républicain. Sadoul s’attribue l’idée de constituer le Comité, « destiné à accueillir à Nancy les personnalités parisiennes et à solliciter leurs visites pour des conférences »33.

28En septembre 1923, le premier Comité est formé sur proposition de Sadoul. Il se compose de Sadoul (secrétaire général), Maurice Schœnenbergen (trésorier), Victor Guillaume, Maurice Boissais, Georges Legey, Henri Hunziker, Jean Gouttière-Vernolle et Edmond Garandeau, Georges Goor et André Thirion.

29Les animateurs nancéens savent que pour atteindre les objectifs qu’ils se sont fixés, ils ne peuvent mener leurs activités seuls. Ils se mettent alors à la recherche de partenaires susceptibles de leur apporter des conférenciers réputés. Sadoul se tourne donc rapidement vers la Nouvelle Revue Française, dirigée par Jacques Rivière. Il fait à ce dernier une proposition en juillet 1923 par l’intermédiaire de son ami écrivain Robert Hannert. Il souhaite réaliser avec le concours de la NRF quatre conférences dans l’année, et si possible des conférences qui avaient été faites au Collège de France. Cela apparaissant comme un gage de qualité des propos, mais aussi comme un élément de prestige sur lequel le Comité pouvait communiquer afin d’attirer un grand nombre de publics. La NRF répond favorablement34 et propose comme premiers intervenants Henry Prunières, directeur de la Revue Musicale, Jacques Copeau et Claude Roger-Marx.

30C’est avec cette volonté d’être intellectuellement exigeant, tout en dépassant les clivages sociaux, que le 11 octobre 1923, Sadoul lance le Comité Nancy-Paris par un article publié dans l’Est-Républicain. Il y explique sa détermination à rompre avec les erreurs du passé, celles qui lui avaient fait préférer les Messéniennes de Casimir Delavigne aux Nouvelles méditations poétiques de Lamartine, ou Dumas à Stendhal. On éprouve bien ici la conviction qu’a Sadoul de vivre une époque importante, dans laquelle se jouent de grandes choses tant artistiquement que politiquement. Tout le travail est alors de les percevoir et de les donner à voir au moment même où elles se passent. Il s’agit ici, pour lui, avec une sorte de fibre historique, de saisir ce qui, dans un futur plus ou moins lointain, fera l’histoire de ce présent de la France des années vingt.

La mise en place de la programmation artistique du Comité

31Le constat de la situation artistique nancéenne fait et la mise en place administrative du Comité établie, il faut déterminer une politique de programmation cohérente, plurielle, innovante et fédératrice. Ainsi, Sadoul écrit :

Comme la nouveauté rebute toujours, peut-être ne suffit-il pas de présenter les œuvres au public brutalement, sans préparation. Il faudrait pour qu’il les apprécie à leur juste valeur, les situer dans le mouvement actuel, les expliquer. Seules des causeries, accompagnées au besoin, pour les soutenir et les éclairer, de concerts et de projections, peuvent jouer ce rôle indispensable.35

32Les manifestations sont alors pensées dans ce double objectif d’être ambitieuses dans leur contenu, relayant les nouvelles approches artistiques, et abordables pour tous. Le programme de la première saison est donc composé de cinq conférences : Henri Prunières présentera « La musique en France depuis Debussy ». Cet éminent musicologue s’attachera à faire connaître la musique moderne. Nous voyons que dès les premières conférences le Comité affirme son souhait de mettre en avant les avant-gardes. Mais, toujours dans l’optique de toucher un large public de nancéens, Sadoul demande que cette conférence soit accompagnée de concert « car hélas la NRF n’est connue que de 200 personnes ici et constitue un appât insuffisant pour attirer les 7 à 900 personnes dont nous avons besoin pour pouvoir vivre et prospérer »36. Une considération économique compréhensible devant l’ampleur des projets que souhaite mettre en place le Comité, mais aussi une volonté d’attirer tous les publics, érudits comme populaires. C’est dans cette même idée que Sadoul écrit à Rivière en septembre-octobre de la même année, qu’il préfère voir à Nancy, Copeau plutôt que Dullin car le premier est selon lui plus populaire37. Ainsi Copeau parlera du théâtre moderne, Jacques Rivière d’André Gide, André Lhote des rapports qu’entretiennent la peinture avec la nature et la poésie ; et Jean Epstein du cinéma. Nous voyons avec quel soin les premières conférences sont choisies afin de créer l’événement et de fidéliser rapidement un vaste public. Toutes sont organisées sous l’égide de la NRF, sauf la causerie d’Epstein, qui sera la première proposée par le Comité, et organisée par Sadoul. Il va alors se rendre compte de la difficulté des démarches préalables : la gestion des impératifs du Comité et les disponibilités des intervenants.

« L’incident Epstein, L’Herbier, Canudo »38

33Nous allons ici illustrer les difficultés d’organisation de Sadoul à travers un exemple assez emblématique. En 1923, Sadoul a 19 ans et ne sait pas encore qu’il va consacrer sa vie au cinéma. Il est tout de même cinéphile, mais n’est pas en relation avec le « milieu » du cinéma. Il doit, pour le mois de décembre, mettre en place une conférence avec projection, et n’a, dans ce domaine, aucune expérience. Nous sommes au début du mois de septembre et ayant lu un programme du Collège de France qui annonçait une conférence de Marcel L’Herbier, Sadoul souhaite que celui-ci vienne réitérer sa causerie à Nancy. Craignant une réponse négative, il décide d’envoyer la même demande à Jean Epstein et Riccioto Canudo, persuadé qu’un seul sur les trois accepterait l’invitation, pour des raisons de disponibilité, mais aussi car Sadoul n’imaginait pas que de tels « maîtres »39 seraient intéressés par une communication adressée à de jeunes gens, perdus dans l’Est de la France. Pourtant, entre le 15 septembre et le 12 octobre, Sadoul reçoit trois réponses favorables d’abord d’Epstein, puis de L’Herbier et enfin de Canudo. Epstein très prompt et enthousiaste, souhaite venir sans négocier afin de soutenir l’initiative des jeunes Lorrains dans laquelle il se reconnaît, ayant fondé lui-même un groupe analogue quelques années auparavant à Lyon. Il propose d’intituler son intervention « Pour un plus grand mépris du cinéma » qu’il accompagnerait de projections de Cœur fidèle et de films de Gance et L’Herbier40. Ce dernier restait tout de même le premier choix, mais c’est vraisemblablement après une réunion avec les membres du Comité que la priorité est donnée à Epstein, premier à avoir répondu et le plus enthousiaste des trois. Une lettre est donc envoyée à L’Herbier et à Canudo leur demandant de reporter leur conférence pour des raisons d’organisation, le Comité ne pouvant assumer financièrement et logistiquement une triple intervention. Il s’avère alors que les trois cinéastes apprennent qu’ils sont tous trois invités pour la même date, alors que Sadoul leur avait laissé entendre à chacun, de manière diplomatique, qu’ils étaient respectivement la priorité du Comité. Tous les trois demandent alors des explications.

34Sadoul écrit à Epstein qu’il s’agit d’une méprise et que la conférence de L’Herbier aura bien lieu en mai 1924. Quant à Canudo, sa réaction est plus envenimée et transparaît dans la correspondance. Celle-ci n’est pas conservée au complet dans les archives Sadoul, mais on retrouve une lettre vindicative du directeur de la Gazette des sept arts41, suivie de notes de Sadoul (écrites au passé, donc postérieures à « l’affaire », sans doute rédigées en été 1965, moment où l’historien revient sur son passé en annotant certaines de ses archives42). « Je ne sais pas trop ce que j’ai répondu à cette lettre furieuse de Canudo, répliquant à une lettre du 14 ou 15 octobre, où je lui avais sans doute dit, en substance : « rien à faire, du moins pour la saison 1923-1924. Nous aurons Epstein en novembre 1923 et L’Herbier en mai 1924.» [Et de crainte que Canudo empêche la conférence d’Epstein de se dérouler normalement, il écrit :] Aussi ai-je appris avec une satisfaction sans borne la mort de Canudo, le 10 novembre 1923. » Il est difficile de savoir s’il s’agit de cynisme mal placé, ou d’une réaction a posteriori au second degré. Il reste que ce genre de remarques apparaît régulièrement dans les correspondances de Sadoul. C’est donc Epstein qui assurera la première conférence de l’histoire du Comité Nancy-Paris.

Démocratisation et décentralisation culturelle

35Sadoul, de par ses choix de programmation, affiche une volonté de parvenir à ce qu’on nommera plus tard la « démocratisation et l’éducation culturelle ». Le terme de décentralisation43 est d’ailleurs présent dans le second article de Sadoul sur le Comité Nancy-Paris dans l’Est Républicain44. Il y inscrit l’action du Comité dans la lignée d’une génération composée « des Gallé, des Pol Simon, des Meixmoron, pour ne nommer que les disparus, celle qui fit inviter Monet et Renoir aux expositions d’alors, celle qui imposa le monument de Claude Gellée à la Pépinière, celle qui fit jouer les pièces d’Ibsen par « l’Œuvre» du théâtre municipal, celle qui, enfin, fit triompher dans le monde l’École de Nancy ».

36Il faut alors donner au public des régions, les mêmes chances que celui de Paris avec la volonté de « permettre au public de la France entière de sentir la grande époque dans laquelle il vit »45. C’est ainsi que l’article 2 des statuts du Comité proclame qu’il…

a pour but de resserrer les liens intellectuels existant entre Nancy, Paris et tous autres centres, spécialement par l’enseignement artistique, littéraire et musical, au moyen de conférences, de concerts et d’expositions, par l’organisation de banquets et par tous autres moyens qu’il jugera à sa convenance.46

37Il restait à fixer la politique tarifaire. C’est encore la volonté de fidéliser un large public qui conduira à la mise en place d’abonnements annuels à 15 francs permettant à chaque adhérent d’avoir l’entrée aux conférences « absolument gratuite ». Les différents événements proposés par le Comité seront conduits par ces objectifs. La première conférence est donc assurée par Jean Epstein. Elle a lieu le 12 décembre 1923 et est accompagnée de projections. La seconde conférence est celle de Henry Prunières qui traite de la musique française après Debussy ; elle est suivie d’un concert.

38Les autres conférences de l’année 1924 sont successivement assurées par Jean Lurçat dont la causerie à pour titre « Les jeunes générations nous mènent-elles à la catastrophe ? » (9 janvier), par Jacques Rivière sur Marcel Proust (16 février), par Charles Dullin sur le théâtre français (9 mai) et André Lhote sur la peinture (23 mai). Chaque conférence est accompagnée soit de projections fixes ou animées, soit de concerts, soit de lectures ou d’auditions dramatiques. Parallèlement, des expositions, des pièces de théâtre et des concerts sont mis en place. Toute l’activité du Comité est tournée vers la notion de modernité dans les différentes formes d’art.

39Alors que le Comité Nancy-Paris prépare la seconde saison, Sadoul est appelé à effectuer son service militaire et se retrouve à Paris. Ce départ, l’éloignant de ses activités, lui permet de se trouver au contact des avant-gardes et de mesurer une nouvelle fois le fossé qui sépare l’activité parisienne de celle de Nancy. Il partage ce constat avec son ami André Thirion, et tous deux voient leurs activités nancéennes renforcées. Comme l’écrit Thirion dans ses souvenirs, l’année 1925 est décisive tant pour lui que pour Sadoul. Thirion adhère au Parti Communiste et embrasse l’idéal révolutionnaire. Il se met alors en quête d’une « définition nouvelle, mais claire, du Bien et du Mal »47. De son côté, Sadoul ne semble pas s’intéresser directement à ces dimensions politiques « sauf pour le pittoresque »48, même s’il les rejoint dans l’irrespect des figures établies, telles que Barrès ou Gide, et l’intérêt pour l’inconscient. Rappelons ici ses lectures précoces de Freud. Thirion révèle aussi l’importance des rapports entre Sadoul et les animateurs de la NRF qui admiraient et craignaient Aragon et Breton. Il lit et apprécie alors Anicet ou le panorama. Ce sont ces lectures qui donnent aux deux jeunes animateurs la conviction de « radicaliser » l’action du Comité.

L’apogée et la chute du Comité Nancy-Paris

40À la fin de l’année 1925, Sadoul décide de mettre en place une grande exposition d’art moderne qui se déroulera l’année suivante. Thirion estime alors qu’il est nécessaire d’entrer en contact avec les surréalistes. Sadoul partage l’avis de son ami mais émet des réserves, intimidé par les personnalités d’Aragon et de Breton. De plus, il montre une certaine réticence face au probable scandale que conduirait la venue des surréalistes à Nancy, du fait notamment de leur antipatriotisme affiché. Cependant, Thirion, comme Sadoul, sont conscients que d’une certaine manière les scandales servent leur visibilité, à la condition qu’ils n’effraient pas trop le public.

41L’exposition s’organise en deux parties : architecture sous la direction d’André Lurçat, et peinture-sculpture coordonnée par Sadoul et Victor Guillaume. Lurçat souhaite proposer un panorama international de l’architecture, et regroupe des plans, maquettes et photographies du Bauhaus, de l’École de Vienne, les Belges des « Architectes et urbanistes modernistes », les Français Mallet-Stevens, Le Corbusier et Perret, le groupe hollandais De Stijl, le Suisse Vonder Muhll. Tout cela est accompagné, comme à l’habitude, de conférences de Lurçat et Théo Van Dœsburg (chef de file de De Stijl et Vonder Muhll). L’argument de l’exposition est d’» informer le public en lui présentant une architecture qui s’oppose à l’art déco ». Catherine Coley note l’événement que constitue cette manifestation qui n’a alors comme seul antécédent que l’exposition américaine des architectes au Grand Central Palace de New York en 1925 et la première exposition internationale d’architecture qui se déroula en juin 1925 à Turin.

42La partie peinture regroupe Braque, Dufy, Derain, Chagall, Juan Gris, Laglenne, Léger, Matisse, Picasso, Marie Laurencin, Jean Lurçat, Ozenfant et les sculpteurs Maillol, Laurens, Lipschitz, Chana Orloff, Zadkine… S’y ajoute une sélection de peintres lorrains que le Comité avait eu l’habitude de promouvoir. Certains des tableaux sont en vente, manière de soutenir financièrement ces artistes.

43Nombreux de ces tableaux sont prêtés par la galerie Pierre. C’est ici que Sadoul est présenté à Aragon qui lui propose d’ajouter à son exposition les peintres surréalistes (Arp, Max Ernst, Chirico, Masson et Miró). Cette rencontre, qu’il raconte dans les n° 38-39 des Études cinématographiques au printemps 196549, est déterminante dans sa formation idéologique, tout comme la découverte du communisme. Aragon le conduit au café Cyrano, où se trouvent Breton, Eluard, Benjamin Péret, Soupault, Desnos, Crevel et Ernst. Sadoul ne cache pas son émotion devant ces hommes qu’il admire déjà. Mais l’addition de ces artistes, qui représentait la seconde exposition surréaliste au monde50, provoqua un scandale et précipita la fin du Comité Nancy-Paris. Nous l’avons dit, les surréalistes sont connus à Nancy principalement pour leurs prises de positions antipatriotiques et leur communisme affiché, ce qui, dans la région de Maurice Barrès, encore marquée par la défaite de 1870, est inadmissible. Au sein même du Comité, une polémique éclate opposant Sadoul, Thirion et Guillaume à Maurice Boissais (alors secrétaire général depuis le service militaire de Sadoul) et au reste des membres du bureau. Boissais interrompt l’accrochage des toiles en proclamant « que son honneur de fonctionnaire ne lui permettait pas de cautionner la présence, […] de tableaux peints par des apologistes de la désobéissance militaire »51. Il démissionne alors du Comité avec les autres membres « timides », qui représentent les journalistes de l’Est Républicain.

Le bilan de l’action du Comité

44Nous l’avons vu, le bilan de cette première année est donc mitigé. La programmation fut largement réussie de part la réputation des intervenants (Epstein, Rivière ou Prunières). La volonté de promouvoir la modernité fut aussi atteinte, comprise et relayée par la majeure partie de la presse locale. Les polémiques autour de certaines conférences, comme celle de Lurçat, peuvent être considérées comme positives car elles mettent en lumière l’activité du Comité. Il apparaît que le consensus n’a jamais été l’objectif ni du Comité, ni de Sadoul. D’ailleurs, après Lurçat, le Comité enregistre 120 nouvelles adhésions. Cependant, la salle Poirel continue à paraître bien trop grande, et le public populaire n’est toujours pas intéressé par les sujets trop particuliers et innovants des conférences, préférant l’activité des Amis des Arts.

45Sadoul essuie également des refus, notamment de la part de Cocteau et Montherlant. Il les accepte mal et raconte qu’il gardera une rancœur de sa rencontre avec Cocteau qui refusera de le voir en le renvoyant d’un « Pas question ». Il écrit à propos de cet épisode : « Je n’ai jamais pardonné à Cocteau jusqu’à sa mort, cette phrase méprisante entendue à la cantonade et je n’ai jamais voulu faire aucune démarche auprès de lui. »52

46L’année 1925 est aussi marquée par des difficultés économiques et des déceptions publiques. À propos de la conférence de Dullin, Sadoul écrit « ce fut un assez noir échec. Aucun souvenir de la conférence et de ma rencontre avec Dullin »53. Les spectateurs curieux des débuts ne répondent plus présents face à la modernité parfois difficile d’accès pour un public non averti. La salle Poirel vaste de 1200 places est aux trois quarts vide.

47Après la grande exposition de 1926, le Comité est affaibli, d’autant que Sadoul et Thirion ont encore durci leurs convictions. Les problèmes financiers sont de plus de plus importants, aggravés par la destruction d’une sculpture de Lipschitz lors de l’exposition de 1926, qu’il a fallu rembourser. Le départ « définitif » de Sadoul pour Paris laissa le groupe orphelin de son principal animateur et précipite la fin définitive des activités du Comité Nancy-Paris.

48En trois ans d’activités, le Comité organisa donc dix-huit conférences, dix concerts, trois expositions d’Art moderne, une exposition de dessins et d’œuvres gravées de Claude le Lorrain. Les conférences furent données par Epstein, Jean Lurçat, André Lhote, Charles Dullin, Henry Prunières, Jacques Rivière, Benjamin Crémieux, André Salmon, Jacques Copeau, Drieu La Rochelle, Kessel, Ozenfant… On joua Honegger, Milhaud, Satie, Poulenc, Prokofiev, Schonberg, Bartok…

49Nous pouvons considérer cette période comme une première étape décisive dans le parcours de Georges Sadoul.

50Tout d’abord, il prend conscience de l’importance des avant-gardes, laboratoires d’expérimentation de nouvelles formes d’expressions qui seront reprises en partie dans les productions courantes. En termes historiques, l’avant-garde apparaît aussi comme un possible point de départ dans les différentes évolutions artistiques. Sadoul a conscience de ce que l’on peut appeler un présent historique. Cette vision le pousse à voir, dans ce qui est en train de naître sous ses yeux, des faits fondateurs qui prendront place dans une chronologie. Sadoul a pu mener une réflexion pratique sur les différentes formes de pédagogie de l’art, vis-à-vis de publics eux-mêmes différents. Les nancéens, en raison de leur conservatisme, lui permirent sans doute de réfléchir sur des méthodes didactiques et attractives. Notons enfin la volonté, permanente et affichée, d’allier les conférences à des projections et des concerts.

51Sadoul n’est pas un théoricien de l’art, sa méthode procède d’une passion personnelle. Il ressent alors, de manière impérieuse, la nécessité de transmettre cette passion. Il ne peut vivre ses goûts artistiques individuellement. Témoin-pédagogue, il pratique une érudition ludique car populaire (il est important de prendre le terme populaire dans son sens premier, c’est-à-dire « qui appartient au peuple »). Le Comité lui permit, grâce aux rencontres et aux contacts établis, de se forger un tissu de connaissance dans les milieux parisiens qui lui serviront par la suite. Mais aussi de former son esprit au contact de personnalités fortes, retenons ici Aragon, ou encore Epstein.

52Une grande partie de l’approche sadoulienne du cinéma prend naissance dans cette expérience au sein du Comité Nancy-Paris. Elle mûrira encore avec les surréalistes pour conduire, dans la seconde moitié des années trente, sous l’impulsion de Léon Moussinac, à l’écriture d’une histoire du cinéma qui deviendra monumentale.

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Notes

1G. Sadoul, « La geste grandiose et inoubliable de Staline », Cahiers du cinéma, Hors série, novembre 2000.
2Gian Piero Brunetta, « Histoire et historiographie du cinéma », dans Irène Bessière, Jean A. Gili, dir., Histoire du cinéma. Problématique des sources, INHA/AFRHC, 2004, p. 229.
3Propos extraits du catalogue de l’exposition consacrée à Georges Sadoul par la Cinémathèque française et la Bibliothèque du film en mars-juin 1993.
4Antoine de Baecque, « Georges Sadoul, les Lettres françaises et le cinéma stalinien en France (1944-1968) » dans A. De B., la Cinéphilie. Invention d’un regard, histoire d’une culture 1944-1968, Paris, Fayard, 2003, p. 72.
5Jean-Pierre Jeancolas, « L’Histoire du cinéma en 1995 », dans André Gaudreault, Germain Lacasse, Isabelle Raynauld, dir., le Cinéma en histoire, Montréal-Paris, Nota Bene/Méridiens Kincksieck, 1999, p. 216.
6Gian Piero Brunetta, op. cit., p. 233.
7Ibid., p. 232.
8Fonds Georges Sadoul, collection Cinémathèque française (BiFi) GS 006 [désormais Fonds Georges Sadoul suivi de la cote du dossier].
9Georges Sadoul, « Les ennemis du cinéma » dans Coll., Cinéma d’aujourd’hui, Lausanne, Traits, 1945, pp. 41-51.
10Ibid., p. 41.
11Ibid., p. 41.
12André Thirion, Révolutionnaires sans révolution, Paris, Babel, 1999 [1re éd. 1975], p. 140.
13Georges Sadoul, « Marcel Pagnol et la Femme du Boulanger », Regards, n° 245, 22 septembre 1938. Repris dans Georges Sadoul, Écrits 1. Chroniques du cinéma français, Paris, UGE, coll. 10/18, 1979, pp. 30-31.
14Christophe Gauthier, « L’invention de l’archive : Georges Sadoul, historien », dans Irène Bessière, Jean A. Gili, dir., Histoire du cinéma op. cit., p. 187.
15Freddy Buache, dir., Du Cinématographe au septième Art, Lausanne, Cinémathèque de Lausanne, 1959, p. 43.
16Georges Sadoul, « L’importance sociale du cinéma dans le monde », (1960), fonds Georges Sadoul, GS-A 158.
17Jacques Deslandes, Jacques Richard, Histoire comparée du cinéma, Paris, Casterman, 1966, vol. 1, p. 19.
18François Albera, « Considérations introductives », dans Irène Bessière, Jean A. Gili, dir., Histoire du cinéma. Problématiques des sources, actes des Journées d’études du groupe de recherche de l’INHA « Histoire du cinéma et histoire de l’art », novembre 2002, op. cit., p. 14.
19Jean-Pierre Jeancolas, « L’histoire du cinéma en 1995 », op. cit., p. 212.
20Francesco Casetti, les Théories du cinéma depuis 1945, Paris, Nathan, 1999, p. 318.
21Emilio Sanz de Soto, « Lettre de Tanger », Cahiers du cinéma, n° 214, juillet-août 1969, p. 10.
22Gian Piero Brunetta, op. cit., p. 228.
23François Albera, « Considérations introductives », op. cit., pp. 11-26.
24Voir à ce sujet : les travaux du groupe de recherche « Histoire du cinéma et histoire de l’art » publiés dans Irène Bessière, Jean A. Gili, dir., Histoire du cinéma. Problématique des sources, op. cit. ou encore le récent colloque « Le muet a la parole » organisé en juin 2004 à Paris (dir. Giusy Pisano, Valérie Pozner).
25Georges Sadoul cité par Henri Langlois, catalogue de l’exposition « Georges Sadoul », mars-juin 1993.
26Fonds Georges Sadoul, GS 012.
27Fonds Georges Sadoul, GS 034.
28Victor Guillaume, « Action d’art », l’Est Républicain, 8 octobre 1923. Fonds Georges Sadoul, GS 036.
29Jean Durban, « Dans l’amour de l’extase », l’Est Républicain, 13 octobre 1923. Fonds Georges Sadoul, GS 037.
30Ibid.
31Bernard Eisenchitz, Catalogue de l’exposition « Georges Sadoul » organisée par la Cinémathèque française, le Musée du cinéma et la Bibliothèque de l’Image Filmothèque, mars-juin 1993.
32Texte de Georges Sadoul rédigé le 12 août 1965 sur l’histoire du Comité Nancy-Paris. Fonds Georges Sadoul, GS 012.
33Ibid.
34Lettre de Robert Hannert datée du 5 juillet 1923. Fonds Georges Sadoul, GS 016.
35Georges Sadoul, « Les Arts contemporains et le public », l’Est Républicain, 11 octobre 1923. Fonds Georges Sadoul, GS 005.
36Lettre de Sadoul à Rivière datée du 17 juillet 1923, fonds Georges Sadoul, GS 018.
37Lettre de Sadoul à Rivière s.d. Fonds Georges Sadoul, GS 028.
38Titre d’un document rédigé par Sadoul relatant les faits. Fonds Georges Sadoul, GS 047.
39Terme qu’il emploie dans les courriers aux cinéastes.
40Lettre d’Epstein à Sadoul datée du 15 septembre 1923. Fonds Georges Sadoul, GS 049.
41Lettre de Canudo à Sadoul datée du 16 octobre 1923. Fonds Georges Sadoul, GS 055.
42Voir ici, entre autres, le document intitulé « Comité Nancy-Paris », daté du 12 août 1965. Fonds Georges Sadoul, GS 012.
43On trouve à ce propos dans les archives de Sadoul une rapide chronologie de la décentralisation, griffonnée sur une feuille et intitulée « Historique de la décentralisation », GS 007. On retrouve ici cette fixation sur l’établissement de chronologies qui semble être le préalable nécessaire et obligatoire de tout travail rédactionnel et plus largement de toute recherche de connaissances. Sadoul inscrit toujours tout dans un processus d’évolution temporelle, il montre alors qu’autour de toute chose il existe un avant, dont il dépend, et un après, qu’il génère.
44Georges Sadoul, « Le Comité Nancy-Paris. Son action artistique et littéraire. Son programme pour cette saison », l’Est Républicain, 26 octobre 1923. Fonds Georges Sadoul, GS 005.
45Georges Sadoul, « Le Comité Nancy-Paris. Son action artistique et littéraire. Son programme pour cette saison », Fonds Georges Sadoul, GS 005.
46Statuts du Comité Nancy-Paris. Fonds Georges Sadoul, GS 004.
47André Thirion, op. cit., p. 137.
48Ibid., p. 139.
49Article repris dans Georges Sadoul, Rencontres 1. Chroniques et Entretiens, Paris, Denoël, 1984, p. 38.
50La première ayant eu lieu à Paris en 1925 à la Galerie Pierre.
51André Thirion, op. cit., p. 143.
52Fonds Georges Sadoul, GS 131.
53Fonds Georges Sadoul, GS 184.
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Pour citer cet article

Référence papier

Pierre Durteste, « Faut-il oublier Georges Sadoul ? »1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 44 | 2004, 29-46.

Référence électronique

Pierre Durteste, « Faut-il oublier Georges Sadoul ? »1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze [En ligne], 44 | 2004, mis en ligne le 15 janvier 2008, consulté le 10 janvier 2025. URL : http://journals.openedition.org/1895/299 ; DOI : https://doi.org/10.4000/1895.299

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Auteur

Pierre Durteste

Étudiant en Études Cinématographiques (Master « Esthétique, Pratique et Théorie des Arts contemporains ») à l’université de Lille, a soutenu une Maîtrise sur Georges Sadoul, démarches, écriture, idéologie, sous la direction de Giusy Pisano, et poursuit des recherches sur l’historiographie du cinéma. / Pierre Durteste is a Film Studies student at the University of Lille, where he completed his Master’s thesis « Georges Sadoul, Approaches, Writing, Ideology » under Giusy Pisano in the Department of « Esthetics, Theory and Practice in the Contemporary Arts ». He is currently pursuing research on film historiography.

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