Les cinéastes : Céline Gailleurd, Damien Marguet, Eugénie Zvonkine (dir.), Sergueï Loznitsa. Un cinéma à l’épreuve du monde
Céline Gailleurd, Damien Marguet, Eugénie Zvonkine (dir.), Sergueï Loznitsa. Un cinéma à l’épreuve du monde, Paris, Presses universitaires du Septentrion, « Arts du spectacle - Images et sons », 2022, 274 p.
Texte intégral
1Le travail de Sergueï Loznitsa, réalisateur ukrainien contemporain particulièrement prolifique, affirmant qu’il connaît déjà tous les films qu’il veut faire en une vie, mêle veines documentaire, fictionnelle et historique à une pratique de remontage d’images d’archives. Cette triade le singularise et témoigne, d’un film à l’autre, d’une circulation productive de sa pratique créative. Jusqu’à présent, il n’avait fait l’objet ni d’une étude panoramique ni d’une étude approfondie : seuls ses documentaires étaient régulièrement chroniqués dans la revue Images documentaires qui lui avait par ailleurs consacré un numéro spécial en 2017 (nos 88-89). Faisant suite à une journée d’études organisée en 2019 par Céline Gailleurd, Damien Marguet et Eugénie Zvonkine à l’Université Paris 8 Vincennes-Saint Denis, en partenariat avec la rétrospective « Sergueï Loznitsa : regarder, c’est comprendre » à l’EHESS, cet ouvrage dirigé par les organisateurs de la journée d’études est donc notable, confirmant la montée en puissance de l’intérêt, à la fois critique et académique, porté à cette œuvre. En témoigne par ailleurs la rétrospective intégrale dont le cinéaste a fait l’objet à la Cinémathèque du documentaire à la BPI (Centre Pompidou, Paris) en 2020, comme, précédemment, la commande en 2018 pour la 3e Scène, la scène digitale de l’Opéra national de Paris, qui donna lieu à Une nuit à l’opéra (en ligne : https://chezsoi.operadeparis.fr/videos/unenuitalopera).
2Sergueï Loznitsa. Un cinéma à l’épreuve du monde constitue donc la première monographie consacrée au réalisateur. Elle ambitionne de circonscrire tous les aspects de son cinéma en en proposant, sous différents formats (textes académiques, notes ou essais, dialogues et discussions, master class), des approches variées. Celles-ci sont articulées au projet même de l’ouvrage, exprimé par son titre, ayant vocation à éclairer, selon l’introduction, une œuvre qui « dialogue en permanence avec ‘‘le Monde’’ et ‘‘l’Histoire’’ qu’elle met à l’épreuve ». Cela explique l’organisation de l’ouvrage « selon des thèmes transversaux, qui permettent de mettre en lumière et de penser cette œuvre comme une structure en résonnance ». Comme l’affirment les codirecteurs, s’ils ont choisi le terme d’« épreuve », c’est bien en raison de sa polysémie, dans la mesure ou` il permet d’évoquer toutes les manières dont le cinéma de Loznitsa, à travers chacun de ses films, éprouve le monde, le vérifie dans ses manifestations matérielles et corporelles, mais questionne également les grandes idéologies des XXe et XIXe siècles ainsi que les représentations qui leur sont associées : « si les films viennent sans cesse se confronter au monde contemporain, c’est pour mieux dévoiler l’histoire qui le sous-tend, dans un jeu de mise à l’épreuve du spectateur qui vise à interroger les processus mémoriels. Enfin, ce cinéma convoque sans cesse non seulement le passé historique, mais également l’héritage culturel dont il est issu, le rejouant à travers des films de montage ou s’y référant par des échos manifestes dans les fictions » (p. 13). Ainsi, la première partie, « Genèses et évolutions créatrices », revient sur les références historiques, culturelles et cinématographiques. Dans la deuxième partie, « Mémoire des corps, mémoire des lieux », son cinéma est abordé comme un lieu d’apparitions fantomatiques ou` le présent menace à tout moment de prendre les traits du passé. La troisième partie, « Un cinéaste dans l’histoire », vise à questionner la relation ambiguë que Loznitsa entretient avec le passé soviétique, entre fascination pour le document et volonté de rejouer l’histoire. La dernière partie du livre, « Faire des films, penser le cinéma au XXIe siècle », s’ouvre par un rapprochement entre la pratique documentaire de Loznitsa et celle du cinéaste et chercheur Peter Snowdon, qui ont tous deux consacré des films à des événements révolutionnaires récents avant de s’achever par la retranscription d’une master class de Loznitsa. L’ouvrage propose donc de croiser plusieurs approches. Une approche critique (Evgeny Gusyatinsky, Anton Dolin) contribue à réinscrire le cinéma de Loznitsa dans la culture russe plus large, qu’elle soit cinématographique (notamment Alexeï Guerman), littéraire (notamment Vladimir Sorokine), musicale (notamment Nikolaı¨ Rimski-Korsakov) ou populaire (les contes notamment, également considérés par Eugénie Zvonkine). Une approche historique se focalise notamment sur la pratique du remontage, qui s’inscrit dans une tradition cinématographique russe, et sur la question d’une « poétique historique » (François Albera) dont la Révolution d’Octobre constitue le centre absent de la filmographie loznitsienne ; sur l’examen d’une grammaire cinématographique inséparable des récits de l’occupation et des guerres mémorielles (autour de l’expérience de la Seconde Guerre mondiale et du sens à lui donner) livrées par les pays ayant appartenu à l’URSS – notamment les pays baltes, la Russie, l’Ukraine et la Biélorussie (Masha Cerovic et Irina Tcherneva). S’y déploie aussi, et surtout, une approche esthétique (Camille Bui et Gabriel Borztmeyer, à partir de la question de la figuration du peuple essentiellement) et en particulier une approche esthétique de l’histoire (Sylvie Rollet autour de l’image manquante et l’inconscient de l’histoire ; Vincent Deville avec le concept d’« histoire-nature » à partir de Theodor Adorno, Georg Lukács et Walter Benjamin ; Mathieu Lericq sur la question des « spectres de Marx » à partir de Jacques Derrida, Michel Foucault et Jacques Rancière ; Olga Kobryn autour du temps « désorienté », de la « crise du temps » théorisée dans ses régimes d’historicité par François Hartog). Eugénie Zvonkine poursuit également dans son texte « My Joy, territoire de fantômes » l’appréhension géographique des stigmates russes qu’elle avait engagée en particulier dans les films postsoviétiques de la fin des années 2000 et du début des années 2010 (voir « L’espace comme piège dans les films russes contemporains », dans Eugénie Zvonkine (dir.), Cinéma russe contemporain, [r]évolutions, Presses du Septentrion, 2017, pp. 237-254), soit du « territoire comme lieu et moteur de mémoire », considérant autant l’histoire politique et sociale que la mémoire cinématographique – y compris celle de Loznitsa, d’un film à l’autre – (p. 67). Enfin, une approche comparative est proposée par des études dédiées (p. Snowdon, à l’aune de l’ère du « post-cinéma » par Damien Marguet ; Andreï Tarkovski par Olga Kobryn, rapprochement qui peut interroger, tant Loznitsa affirme ne pas l’apprécier) mais est également présente ici ou là dans le volume (Esther Choub, Kira Mouratova, etc.).
3Nombre d’articles s’attachent en tout cas à la question générique traversant la filmographie loznitsienne, comparant fictions et documentaires pour montrer la porosité à l’œuvre chez le réalisateur. À ce titre, la notion de « variante » ou « variation » proposée par Loznitsa d’un film à l’autre est éclairante et aurait pu être mobilisée (nous renvoyons ici au numéro « Sergueï Loznitsa » d’Images documentaires, nos 88-89, juillet 2017). Cette porosité contribue à mettre en relief le dialogue qu’il entretient avec ses prédécesseurs, en particulier Vertov et Eisenstein respectivement du côté de la cinéchronique et du film de mise en scène – d’ailleurs n’opère-t-il pas précisément une forme de chassé-croisé entre Entouziazm (Simfoniya Donbassa) (Enthousiasme ou La Symphonie du Donbass, Dziga Vertov, 1930) et son propre Donbass (2017) ainsi qu’entre Statchka (la Grève, Sergueï M. Eisenstein, 1924) et son Maïdan (Maidan, 2013) ? –, mais encore Choub pour le remontage. On pense également à la manière dont Eisenstein a envisagé comment le cinéma de mise en scène, qui dépasse le berceau de la ciné-chronique (laquelle doit aussi être couverte par le montage des attractions), pouvait revenir à la re-mise en scène de la chronique avec les moyens de la fiction et, ce faisant, possiblement dégénérer dans ses termes en stylisation documentaire, maniérisme esthétique (voir S. M. Eisenstein, Notes pour une Histoire générale du cinéma, AFRHC, 2014, pp. 163-179). N’est-ce pas ce que fait Loznitsa dans une scène de Donbass reconstituée précisément dans la fiction à partir d’une scène réelle visionnée sur YouTube ?
4Il n’en reste pas moins que François Albera met significativement en lumière la tradition généalogique cinématographique du réalisateur à l’égard des années 1920 en Russie, à l’endroit des films de remontage d’archives qu’il examine en particulier, et ces questions dans la réception du travail de Vertov taxé de fiction : « Ainsi Ilya Trainine chassa Vertov de Sovkino en 1927 en disant qu’il ne voyait pas de différence entre un monteur tel que lui qui, de manière arbitraire, relie entre elles des vues prélevées dans une filmothèque et un cinéaste de fiction » (p. 158).
5Et si certains auteurs de l’ouvrage collectif appréhendent les allers et retours entre le documentaire Polustanok (la Station, 2000) et une séquence de la fiction Krotkaïa (Une femme douce, 2016), la fabrique de ce film et de sa dernière partie doit aussi beaucoup au film de remontage d’archives le Procès (2018) et au décor de la Maison des syndicats à Moscou, informant de l’étendue de la fabrique créative loznitsienne. Le réalisateur affirme aussi appréhender en termes d’opposition ces films : « Je suis fort attentif à la manière dont mes films sont reliés entre eux. Par exemple, mes deux derniers films se trouvent en opposition. Comme si l’un compensait l’autre, l’équilibrait. Chacun de mes films naît du film précédent, constitue une variation de l’expression précédente. Mon film l’Attente offre donc une variante de Paysage [Peyzazh, 2003]. Ces deux films sont liés par un même thème, celui de l’attente précisément. Portrait [Portret, 2002] est lié à Paysage par sa forme. L’Attente est liée au film Portrait par la forme également. Par le fait que chacun de ces films comporte trois parties » (dans le numéro déjà cité d’Images documentaires).
6Cela laisse d’autres perspectives de travaux à venir sur le cinéma de Loznitsa, que ceux-ci concernent une approche générique donc, et d’ailleurs plus génétique (esquissée par Céline Gailleurd qui montre dans son panorama de l’œuvre de Loznista l’exemple de la fabrique générique complexe de celle-ci à partir de l’exemple de l’évolution du projet ayant abouti à Babiy Yar. Kontekst [Babi Yar. Contexte, 2021]), ou historique (par exemple sur le réemploi des matériaux d’archives à comparer aux archives sources, ouvert par Albera).
7Il reste aussi des chantiers théoriques engageant des questions historiques et esthétiques. Si la première partie de l’ouvrage s’attache à la problématique des filiations et des mutations, revient sur les contextes historique, cinématographique et littéraire qui ont permis l’émergence du cinéaste, l’importance d’Eisenstein pourrait véritablement être approfondie que ce soit à partir de la question plus générale de la « représentation » ici et là mobilisée – notion si importante chez lui, l’izobrajénié, associée à l’image globale (obraz), correspondant à un lexique connu de Loznitsa et qu’il remobilise, par exemple dans sa leçon de cinéma donnée à la Fémis en mars 2015 (et permettant aussi de mettre en évidence la tradition orthodoxe de l’icône chez Loznitsa, convoquée par Gailleurd, p. 26) –, du montage audio-visuel (Loznitsa mobilisant l’« attraction » mais aussi le principe « pair impair », la spirale et le nombre d’or, le « pathos » et le choc).
8Si la « mise en scène » traverse aussi certains écrits, la question concerne le documentaire, y compris la ciné-chronique soviétique – Albera le rappelle – et la fiction. À ce titre, si elle est affirmée par le réalisateur dans le documentaire (Lumière du nord, 2008), si elle est une mise en scène « cérémonielle du pouvoir » dans le remontage d’archives (Une nuit à l’opéra) ou un procès-spectacle, selon l’expression de Loznitsa à propos du Procès, elle permet d’interroger le statut de la représentation et de ses simulacres (le réalisateur examine, comme le relève Gailleurd, le statut toujours questionnant et incertain des images, p. 35). Elle permet également d’interroger ses effigies et emblèmes, à l’instar de l’intérêt de Loznitsa pour Frederick Wiseman et en particulier Crazy Horse (2010), rapproché par Arnaud Hée de Donbass qui « se termine dans cette même mise en abyme de la circulation entre la vie et le spectacle, le réel et sa mise en scène » (p. 43). Loznitsa confesse en outre à propos de Blokada (le Siège, 2005) : « J’ai effectué le montage par thèmes : les gens préparent la défense ? ; on traîne des ennemis prisonniers à travers la ville, c’était un film de propagande. Lorsqu’on regarde attentivement cette scène, on comprend que les gens regardent avec intérêt. Si on supprime la musique et le discours patriotique, on commence à voir que, par exemple, telle femme très bien habillée, avec un plastron blanc, qui crache sur les prisonniers, a peut-être été déguisée pour l’occasion. Elle se trouve dans une position avantageuse, la caméra saisit le moment ou` elle crache en criant des paroles de colère. J’ai été souvent confronté à ce genre de choses : des séquences documentaires qui ont fait l’objet d’une mise en scène. Je me suis alors demandé d’où venait cette volonté de contrôler le document, d’où venait cette méfiance » (« Mais où est donc le réel ? ? Déconstruire les mythes mémoriels par l’image », entretien avec Sergueï Loznitsa par Luba Jurgenson, 17 mars 2019, dans Mémoires en jeu, 7 avril 2020, en ligne : https://www.memoires-en-jeu.com/actu/mais-ou-est-donc-le-reel-deconstruire-les-mythesmemoriels-par-limage/).
9Si c’est le syncrétisme de ses références qui frappe, comme de son appropriation, le rapport de Loznitsa à Vertov pourrait aussi être affiné, conformément au dialogue que le réalisateur déclare entretenir dans le temps avec son prédécesseur, à partir de la question de l’ornement en particulier. Si Albera relève l’« esthétisme » de Loznitsa, associé notamment à la sonorisation, celui-ci couvre aussi une recherche formelle visuelle patente, dont témoigne par exemple la séquence des fils barbelés dans Sobytie (l’Événement, 2015).
Pour citer cet article
Référence papier
Marie Gueden, « Les cinéastes : Céline Gailleurd, Damien Marguet, Eugénie Zvonkine (dir.), Sergueï Loznitsa. Un cinéma à l’épreuve du monde », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 96 | 2022, 292-295.
Référence électronique
Marie Gueden, « Les cinéastes : Céline Gailleurd, Damien Marguet, Eugénie Zvonkine (dir.), Sergueï Loznitsa. Un cinéma à l’épreuve du monde », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze [En ligne], 96 | 2022, mis en ligne le 01 décembre 2024, consulté le 09 janvier 2025. URL : http://journals.openedition.org/1895/9690 ; DOI : https://doi.org/10.4000/12y8j
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